Antoine Sfeir

 

“Il n’y a jamais eu autant de demandes de France.”

Antoine Sfeir est journaliste et politologue, spécialiste du Moyen-Orient. Ce Français d’origine libanaise est directeur de la revue spécialisée Les Cahiers de l’Orient. Nous avons évoqué avec lui les relations existant entre la France, la Syrie et le Liban, en lien avec les événements géopolitiques actuels qui concernent la région.

Vous êtes né à Beyrouth. En 1968, vous êtes collaborateur du journal francophone libanais Le Jour. Votre histoire personnelle repose sur ce lien entre Moyen-Orient et Occident ?

Antoine Sfeir : J’ai appris le français avec les Jésuites, dont j’ai été l’élève. Le Proche-Orient était, jusqu’en 1976, une vice-province jésuite qui dépendait de la province de Lyon. Les Jésuites lyonnais nous ont inculqué la double culture depuis la maternelle.

Au Liban, les enfants qui fréquentent les écoles gérées par les congrégations religieuses sont trilingues : ils parlent l’arabe, l’anglais et le français. D’ailleurs, plusieurs petits Français étaient scolarisés parmi nous, notamment Bertrand Besancenot, ancien ambassadeur de France en Arabie Saoudite et au Qatar, et dont le frère jumeau Hervé est également ambassadeur.

Dans ce contexte, en tant que jeunes, notre référence était la France. J’ai étudié le droit, ce qui m’a mené à la géopolitique. En 1971, j’ai commencé à travailler à Beyrouth dans le journal L’Orient le Jour. J’étais par ailleurs correspondant pour plusieurs journaux francophones —dont La Croix— au Liban. Puis j’ai décidé de me rendre en France. J’y suis arrivé le 3 septembre 1976.

Comment pourriez-vous qualifier les rapports culturels que la France entretient traditionnellement avec le Moyen-Orient ?

Antoine Sfeir : C’est une relation marquée par des hauts et des bas, et ce depuis longtemps. La France et le Moyen-Orient ont entretenu, dans l’histoire contemporaine, des relations étroites. Ce fut notamment le cas au XIXe siècle, entre la France et l’Égypte. Mais les rapports avec le Liban et la Syrie sont d’une autre nature. En 1880, quand les congrégations religieuses ont été expulsées de France, elles se sont notamment établies en Palestine, en Syrie et au Liban, où elles se sont toutes adonnées à l’enseignement. Le Haut Commissaire de la République française, Henri Gouraud, lorsqu’il est arrivé dans ces pays en 1919, n’a, de fait, pas eu besoin d’interprète car de nombreuses personnes y parlaient déjà le français.

Après la Première Guerre mondiale, la France a été choisie par la Société des Nations — ancêtre de l’Organisation des Nations Unies — pour exercer un mandat au Liban et en Syrie. Le Haut Commissaire français avait la possibilité de se mêler de la politique libanaise. Il existait des tribunaux mixtes. De nombreuses entreprises françaises se sont installées au Liban, ainsi que des banques. Les Français ont aussi investi dans les transports et les moyens de communication : le port était entre leurs mains et ils ont construit un chemin de fer entre Beyrouth et Damas. Le pays a été imprégné d’une francité et d’une francophonie certaine. Cette influence a perduré, bien après la fin du mandat français en 1943, et se ressent toujours aujourd’hui.

Cette situation conduit-elle la France à avoir une responsabilité particulière dans les événements qui se déroulent dans cette région du monde ?

Antoine Sfeir : Oui. Mais pas la France seule : tout l’Occident a une responsabilité à l’égard du Moyen-Orient. La France, elle, possède une responsabilité morale et culturelle particulière dans ces pays. Il y a cinq lycées de la mission laïque française au Liban. En Syrie, Bachar el-Assad a donné, en 2010, le feu vert pour la re-création d’un lycée français sous l’égide de l’archevêque d’Alep, Jean-Clément Jeanbart.

Qu’est-ce qui, malgré ces liens, fait que la France ait tardé à intervenir dans le conflit syrien et qu’elle se soit finalement abstenue d’intervenir contre le régime de Bachar el-Assad ?

Antoine Sfeir : Cette attitude de la France n’est pas nouvelle. Hafez el-Assad, le père de Bachar el-Assad, dirigeait un régime très autoritaire et aucun pays occidental n’est intervenu lorsqu’il était au pouvoir. La France n’avait cependant pas à intervenir au nom d’une règle fondamentale et universelle : celle de la souveraineté des États. Certes, le “devoir d’ingérence” a depuis été inventé. Mais est-ce que les États du Nord accepteraient eux-mêmes ce devoir d’ingérence concernant un pays occidental ? Est-ce que l’on aurait, par exemple, accepté que Khadafi intervienne en Corse sous prétexte que cette région aurait été occupée par la France, comme l’affirment les nationalistes ? Intervenir dans les affaires d’un autre État est toujours très délicat… Dans le cas de la Syrie, nous savons, d’autre part, que François Hollande a essayé d’intervenir militairement mais qu’il a été lâché par Barack Obama.

Comment expliquer aussi qu’autant de jeunes Français aient répondu à l’appel de Daesh, soit à se rendre en Syrie et en Irak, soit à commettre des actes terroristes sur le sol français ?

Antoine Sfeir : Cela est lié au fait que les Occidentaux ont parlé de “croisade” à plusieurs reprises concernant la Libye, comme le président américain Georges W. Bush, les Français Bernard-Henry Lévy et Nicolas Sarkozy, … Daesh est donc apparu dans ce sillage comme un mouvement anti-croisade.

Entre autres éléments, ce vocabulaire est important. Et les prédicateurs ont victimisé les musulmans alors que l’immense majorité de nos concitoyens a renoncé à l’aspect temporel de la prédication. Enfin, nos citoyens français issus de la troisième génération d’immigration peuvent être sensibles à ce discours, notamment au double langage lié au conflit israélo-palestinien, la matrice de ce qui se passe au Moyen et Proche-Orient à l’heure actuelle.

La clé essentielle du problème se trouve là. Et la France a toujours été, dans ce cadre, le pays qui dialoguait avec tout le monde. Or, la France s’est placée dans un camp contre un autre depuis 2005, lorsque Jacques Chirac a accusé Bachar el-Assad d’avoir commandité l’attentat contre Rafic Hariri, avant même que l’enquête ne commence.

Cela a eu un effet direct sur le Proche-Orient et, parfois, dans l’ensemble du monde arabe. La France s’est retrouvée dans le camp opposé aux chiites, notamment composé de l’Iran. Aujourd’hui, la France devrait retrouver son rôle, plus neutre, celui-là même qu’elle avait auparavant.

Mais, justement, la France n’a t-elle pas perdu de son influence, y compris culturelle, après tous ces événements ?

Antoine Sfeir : Il n’y a jamais eu autant de demandes de France ! Mais, en même temps, ces demandes se terminent toujours par la question : “Que peut faire la France ?”. En s’alignant sur les positions des États-Unis, elle a perdu son influence réelle mais pas culturelle.

Tout le monde, toutes confessions confondues, demande la France. Il existe toujours des rapports avec la France dans certains pays, comme le Liban, où ces liens dépassent tout entendement. Il s’agit de rapports de confiance. La dernière crise entre la France et le Liban remonte à 1943, au moment de l’indépendance.

Maintenant que Daesh est quasiment vaincu militairement, la France doit-elle s’investir dans la reconstruction de la région ?

Antoine Sfeir : Nous sommes en train de gagner militairement, mais pas d’un point de vue idéologique. Nous ne sommes donc pas à l’abri du danger que représente Daesh. Il ne faut pas uniquement lutter là-bas. Il va falloir retrouver des relations diplomatiques avec la Syrie, ne serait-ce que parce qu’on ne peut pas laisser les double-nationaux sans protection. Et ce d’autant que la France dit vouloir sauvegarder la frontière entre la Syrie et le Liban. Car la Syrie, on le sait depuis 75 ans, veut avoir une influence primordiale sur le Liban.

Bachar el-Assad a les moyens d’influencer les affaires libanaises, de placer des gens à lui. Le Proche-Orient est tout petit. La Syrie a déjà récupéré les villes essentielles de la région : Alep, Lattaquié, …

Par ailleurs, Bachar el-Assad est soutenu par les Russes et les Iraniens. L’Arabie Saoudite elle-même a abandonné l’idée de le renverser. En réalité, il n’y avait que ceux qui s’autoproclamaient commentateurs qui pensaient que Assad allait sauter. À partir du moment où il avait le soutien de la Russie et de l’Iran, il ne pouvait pas être éliminé.

Est-ce que les liens et les échanges culturels peuvent avoir un rôle dans cette reconstruction ?

Antoine Sfeir : Dans la course stratégique, la France n’a rien à faire car elle ne sera jamais en première position. En revanche, elle est numéro un dans la course culturelle. Construire des écoles et des lycées coûte peu cher. Mais lorsque vous formez un francophone, vous formez un républicain.

Quelles formes peut prendre cette stratégie culturelle que pourrait mener la France ?

Antoine Sfeir : À partir de là, il est possible de bâtir toute une économie. Si vous formez des francophones, alors des entreprises françaises s’installeront plus facilement. C’est quelque chose qui s’apprécie sur le long terme. Cela explique en partie le fait que l’université d’Alexandrie est florissante, tandis que le Louvre et la Sorbonne à Abou Dhabi sont très peu fréquentés. Dans le premier cas, l’influence française n’est pas étrangère à la réussite de la réalisation. Le Louvre d’Abou Dhabi est lui un projet artificiel qui ne peut pas s’appuyer sur un lien préexistant avec la culture francophone.

Comment faire comprendre aux personnes qui seraient tentées par le discours de Daesh que nous ne sommes pas dans un choc de civilisations ?

Antoine Sfeir : Il n’y a jamais eu de choc de civilisations et il faut lutter contre ceux qui soutiennent cette thèse. En revanche, il y a des rapports culturels à rétablir. Il faut pour cela s’appuyer sur le gouvernement français, mais aussi sur les bastions que représentent les pays d’Afrique du Nord, comme le Maroc et la Tunisie, sans oublier le Liban.

Les échanges entre le Liban et la France sont anciens. La France et l’Europe ne devraient-ils pas s’appuyer sur cet aspect pour contribuer à récréer un équilibre entre Occident et Moyen-Orient ?

Antoine Sfeir : On ne peut pas demander aux Allemands ou aux Italiens d’être des soldats de la francophonie. Sur ce plan, la France ne peut malheureusement pas agir avec l’Europe. Elle ne peut qu’agir seule sur le plan culturel.

Comment interprétez-vous la récente démission du premier ministre libanais, Saad Hariri ?

Antoine Sfeir : Celle-ci nous concerne à plusieurs niveaux. Celui de la dépendance de la famille Hariri vis-à-vis des Saoudiens qui voulaient l’utiliser contre l’Iran. Au niveau local, Hariri n’arrivait plus à gouverner avec le parti du Hezbollah, qui exigeait le tiers bloquant au gouvernement (si un parti possède un tiers des sièges ministériels, il peut bloquer les décisions de l’exécutif). Ce qui implique que de nombreuses réformes proposées par l’exécutif soient tombées à l’eau. Plus largement, il faut interpréter cet événement sous l’angle du conflit syrien, Saad Hariri étant opposé au régime de Damas. Derrière, il y a la peur que le régime syrien reprenne ses marques au Liban, avec ses partisans.

Les risques d’un conflit armé entre la Syrie de Bachar et le Liban sont-ils à redouter ?

Antoine Sfeir : Non, c’est impossible. Parce que, d’un côté, l’armée syrienne est exsangue après des années de lutte contre Daesh et que, d’un autre côté, l’armée libanaise n’est pas assez forte pour s’engager dans un conflit.

Mais, de toute façon, nous n’en sommes pas encore là, malgré les rodomontades qui s’expriment d’un côté comme de l’autre.

Nous attendons les élections législatives qui doivent être organisées au Liban au printemps 2018.

Quelle attitude la communauté internationale devrait-elle adopter vis-à-vis des Kurdes, qui ont largement contribué à terrasser l’EI ? Doit-on les aider à acquérir un État ?

Antoine Sfeir : Personnellement, je crains que les Kurdes ne soient, encore une fois, les dindons de la farce. Ils ont déjà pâti de promesses non tenues après la Première Guerre mondiale. Nous aurions pu souhaiter pour eux la création d’une entité autonome au sein de la Syrie, mais cela est difficilement envisageable aujourd’hui.

D’un point de vue diplomatique, la France doit-elle soutenir l’expression de cette diversité culturelle, qui est aussi l’expression de dissension et de tension ? Ou bien se retirer, être neutre ?

Antoine Sfeir : La France ne peut pas vouloir aller à l’encontre de frontières qu’elle a elle-même constituées avec le Royaume-Uni, en 1916. Il lui serait difficile de renier ce qu’elle a déjà avalisé. Mais la situation a changé. Les choses sont désormais plus compliquées. S’il faut modifier les frontières dans cette région, la décision doit être collective. Et ce n’est certainement pas la France seule qui doit, et qui peut, en décider. Les États-Unis et les Nations Unies donneront leur avis. Mais jamais les Turcs ne laisseront la France et d’autres membres de la communauté internationale modifier les tracés des frontières.

La communauté internationale n’a d’ailleurs pas les moyens de faire changer les choses. Il y aurait alors un nouveau risque de conflit mondial. Car nous sommes dans une région où s’exprime un retour des empires. Est-ce que la Russie acceptera une modification des frontières ? Certainement pas ! La Chine encore moins.

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