Thomas Guénolé

“Il faut créer un grand média alternatif”

Photo © Katerina Ryzhakova

Politologue, chercheur au Cevipof (Centre d’études politiques de Sciences Po), Thomas Guénolé est un universitaire qui assume sa forte présence dans la presse écrite et audiovisuelle, mais aussi son engagement à gauche auprès de la France Insoumise. Il défend la création du Média, qui se présente comme un projet de web-télé antisystème médiatique dominant. Entretien.

Vous êtes politologue mais le grand public vous connaît davantage pour vos engagements à gauche et vos interventions dans les médias. Pourquoi ce choix de l’exposition médiatique ?

Thomas Guénolé : En réalité, cela s’est fait graduellement. Initialement, j’ai commencé à écrire des tribunes d’analyse politique pour partager mon point de vue avec le grand public. J’ai notamment rédigé une tribune pour Le Monde en août 2012. J’y exposais mon avis sur le fait que, selon moi, Nicolas Sarkozy allait revenir dans le jeu politique. Et cela a attiré l’attention des analystes politiques. Des médias ont commencé à me solliciter pour devenir chroniqueur politique. On m’a également contacté pour être éditorialiste, donc pour prendre position sur le fond. En 2015, RMC m’a proposé d’intervenir quotidiennement sur son antenne, en donnant mon point de vue politique sur l’actualité. Ce que j’ai fait à partir du mois de mars. En septembre 2015, Libération m’a contacté pour écrire mon portrait, ensuite intégré dans une série présentant une nouvelle génération d’intellectuels classés à gauche. J’ai accepté. Cela m’a donc officiellement identifié comme “jeune intello de gauche”.

Puis j’ai séparé les deux registres. Plus on se rapprochait de la Présidentielle, plus la composante engagée de mon expression est devenue prégnante. J’ai alors décidé de faire mon “coming-out” politique en me ralliant aux Insoumis sur le fond. Je tiens à souligner que je n’ai, par ailleurs, ni négocié ni même discuté de tout cela avec la France Insoumise. Il s’agissait simplement pour moi d’une question de transparence, d’une question d’honnêteté pour le public. Les gens qui sont sollicités comme éditorialistes par les médias “mainstream” doivent afficher leurs couleurs politiques pour que les Français sachent de quoi on parle. Il existe aujourd’hui quatre grands “blocs” politiques : celui de la gauche alternative, le bloc néolibéral, le bloc conservateur et le bloc lepeniste. Et si on classe les éditorialistes dans ces quatre blocs, une majorité est “Macron-compatible”, beaucoup sont conservateurs, peu sont d’extrême-droite et encore moins sont de gauche alternative.

Cela contribue beaucoup à la méfiance que les citoyens ressentent à l’égard des médias dominants. Cela est aussi valable concernant les experts —notamment les économistes. On présente souvent leur point de vue comme une pensée sans alternative alors qu’il s’agit de parti pris. Une majorité écrasante d’économistes intervenant dans les médias dominants soutiennent les politiques d’austérité, la remise en cause des protections sociales, les baisses d’impôts pour les détenteurs du capital, … Même si, je le reconnais, des efforts ont été effectués ces derniers mois. Je l’ai constaté, certains économistes keynésiens, comme Thomas Porcher, ont été invités sur les plateaux. Raquel Garrido est devenu chroniqueuse. Il y a un mieux par rapport à la période pré-élection.

Vous êtes pourtant très critique à l’égard des médias dominants. A-t-on, en France, une presse trop liée aux pouvoirs politique et économique ?

Thomas Guénolé : Pour moi, le problème n’est pas que les médias mainstream soient de telle ou telle obédience politique car tout média possède une ligne éditoriale et est donc politique. Exiger une neutralité de la part des médias d’information et d’opinion est absurde. En revanche, il y a aujourd’hui un manque de pluralisme dans le panel médiatique français. Il est possible d’accroître le nombre d’éditorialistes de sensibilité autre que néolibérale dans les médias mainstream. Mais il faut aussi créer un grand média alternatif qui fera face à ces médias mainstream.

Les propriétaires des différents médias influencent les contenus. Les grands médias publics sont organiquement la propriété de l’État. Pris dans leur globalité, ils sont plutôt du côté du pouvoir en place. Les grands médias privés sont, pour leur majorité, les propriétés des grands oligarques. Les journalistes vont dire : “On ne fait pas pression sur moi”. Mais ils ne sentent pas de pression car ils sont d’accord avec la ligne de ces oligarques : baisse des charges des entreprises, remise en cause des droits et des protections sociales, … Et puis il y a ceux qui ont accumulé des années d’expérience. Ils sont désabusés. Ils font leur boulot comme on passe les plats. Ils sont amers. Ensuite, il y a ceux qui sont davantage des journalistes de contre-pouvoir plutôt que de complaisance mais qui s’arrêtent avant de franchir la ligne rouge pour ne pas avoir de problèmes de carrière. Certains franchissent la limite et sont virés ou bien mis au placard. Ce fut par exemple le cas d’Aude Lancelin, au Nouvel Obs. Et puis il y a les plus jeunes qui appliquent les consignes. Ils sont précarisés. Ils ne sont donc pas en position de remettre les choses en cause. Ils accumulent les bouts de contrats à droite et à gauche. Il se développe enfin un modèle de média de masse qui consiste à déguiser de la publicité en article d’information. C’est une dérive qui s’explique par une volonté de contourner l’indifférence de la population pour la publicité traditionnelle. C’est très grave car cela porte en germe la disparition du journalisme.

Votre expérience d’éditorialiste sur RMC s’est soldée par une éviction. Selon vous, vous avez été écarté pour des raisons politiques. Pourquoi ?

Thomas Guénolé : Ce n’est pas un ressenti, c’est factuel. Ce qui s’est passé est simple. J’ai fait un éditorial sur l’accumulation d’accusations parues dans la presse envers les services anti-terroristes et de renseignements après les attentats du 13 novembre. J’ai réclamé la mise en place d’une commission d’enquête pour disculper ou faire assumer leurs responsabilités aux personnes désignées. On a appelé la direction de RMC pour se plaindre de cela. Et les services anti-terroristes qui nourrissent RMC et BFM TV ont commencé à boycotter ces médias. La direction de RMC a réagi en supprimant ma chronique. C’est de l’autocensure sous pression du ministère de l’Intérieur. Le problème de l’autocensure existe dans beaucoup de grands médias audiovisuels car ils ne peuvent pas se permettre de faire des sujets qui déplaisent à telle ou telle personne ou organisation qui possède une influence. Cela s’inscrit dans un rapport de force. Aussi, la nature de l’actionnaire conduit à un certain nombre d’autocensures. D’ou l’importance du pluralisme.

Mais, au regard de votre critique de la société médiatique, n’est-ce pas contradictoire de tenir une chronique sur RMC ?

Thomas Guénolé : Il y a deux écoles, dans la famille d’idées dont je fais partie, vis-à-vis des médias dominants. Il y a les “bourdieusiens” orthodoxes qui estiment que ces médias ont une ligne éditoriale et un format d’expression qui ne permettent pas de développer de manière rigoureuse un discours critique. Y aller c’est le légitimer. Donc il faut seulement intervenir dans des médias indépendants avec lesquels on est d’accord. C’est la ligne du Monde Diplomatique, par exemple. L’autre ligne —qui est la mienne, celle de Raquel Garrido et des responsables de la France Insoumise— c’est de dire que, partout où l’on donne un micro à une parole critique et alternative, il faut le prendre. Notamment pour diffuser un discours auprès d’un public qui n’a pas l’habitude de l’entendre. J’aurais du mal à vous dire qui a raison ou tort. Ce sont deux états d’esprit qui sont profondément ancrés. Mais les deux démarches sont complémentaires. Des médias indépendants doivent se développer. Et je pense aussi qu’il est bien que des intervenants “alternatifs” s’expriment dans les médias mainstream.

Mais est-ce que l’opposition de gauche à Emmanuel Macron doit être présente dans des émissions de divertissement, comme c’est le cas de Raquel Garrido sur C8, au risque de se contredire ?

Thomas Guénolé : Pour moi c’est une critique sans fondement. Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ! Je respecte ceux qui pensent que c’est sale mais je ne suis pas d’accord avec eux. La meilleure preuve de cela c’est que j’ai fait des chroniques sur RMC Info, une radio à la ligne très éloignée de mes valeurs. On peut d’ailleurs côtoyer des gens avec lesquels on est en désaccord. Le débat d’idées ce n’est pas la guerre civile.

Vous avez récemment écrit une tribune dans laquelle vous dénonciez le nombre d’éditorialistes “Macron-compatibles” dans les médias. Le combat politique se mène aussi sur ce terrain-là ?

Thomas Guénolé : Bien sûr. La parole, l’expression neutre sur les sujets politiques, cela n’existe pas ! Les éditorialistes et les médias dominants sont libres d’avoir leurs idées. Mais cela pose le problème du manque de pluralisme parmi les éditorialistes en question et aussi le fait qu’ils peuvent faire passer certains de leurs éditos comme une analyse hors-sol. Alors que ce ne sont pas des analyses mais des partis pris.

Le problème n’est-il pas aussi celui d’un manque de lisibilité des citoyens de la diversité des discours médiatiques ?

Thomas Guénolé : Oui, je suis d’accord. Il s’agit d’un manque de lisibilité qui provient d’un manque de transparence. Les éditorialistes ont le droit d’avoir des idées politiques. Contester qu’un éditorialiste politique soit de parti pris c’est en fait contester le concept même d’éditorialiste.

Faut-il radicalement faire évoluer notre culture médiatique en France ?

Thomas Guénolé : Sur un certain nombre de points, il y a des choses à faire évoluer urgemment. Comme créer un nouveau grand média qui ne soit pas calqué sur la ligne éditoriale habituelle ou encore accroître le nombre d’invités éditorialistes et experts qui ne sont pas issus des courants dominants. Il faut être transparent sur l’orientation de ses éditos : je le fais, Raquel Garrido le fait, mais Éric Brunet le fait aussi. Natacha Polony, qui affirme être à la fois souverainiste tout en soutenant la décroissance, le fait. Mais, à côté de cela, on a un embouteillage d’éditos faussement neutres.

Devrait-on davantage développer l’éducation aux médias à l’école ?

Thomas Guénolé : Oui, ce serait bien. Il existe des cours d’éducation civique mais, pour l’essentiel, il s’agit d’aborder le b.a.ba des institutions. Je pense qu’il serait nécessaire d’avoir une éducation médiatique dont le but serait de développer l’esprit critique, une capacité d’utilisation des médias en tant que citoyen qui veut s’informer ou encore apprendre à consulter différentes sources pour se faire son propre avis sans forcément se diriger uniquement vers le média avec lequel on est le plus souvent d’accord.

Quel était le sens de la conférence “Faut-il dégager les médias ?” durant l’université d’été de la France Insoumise, en août dernier ?

Thomas Guénolé : “Dégager” était écrit entre guillemets, et donc pas selon le sens littéral habituel. Cela renvoie au concept politique du “dégagisme”. Ce qui n’équivaut pas à la suppression des acteurs mais à l’exigence de leur renouvellement. Le point de départ c’est le ras-le-bol vis-à-vis de la situation existante. Le propos était de s’interroger sur le “dégagisme” en tant que sentiment existant dans une partie de la population. Mais aussi sur les façons concrètes de l’appliquer en termes de réforme. Aude Lancelin a, par exemple, expliqué les problèmes de censure et d’autocensure ayant court dans les médias dominants. Moi, je suis davantage intervenu pour dire qu’il fallait qu’il existe un grand média alternatif.

Dans la question même, n’y a t-il pas une dimension démagogique ?

Thomas Guénolé : Je ne vois pas pourquoi. Je ne suis pas d’accord. C’était l’université d’été de la France Insoumise avec la présence de militants pour qui le “dégagisme” répond à une définition précise : un rejet très fort du système existant et une exigence de renouvellement. Nous ne sommes pas dans la jacquerie. Ce genre de question relève d’une approche inquisitoriale.

Mais l’intitulé ne suggère-t-il pas que tous les médias sont à mettre dans un même panier ?

Thomas Guénolé : Non, car j’ai expliqué qu’il s’agit des médias en tant que système et non pas les médias dans leur globalité. J’ai cité des cas comme, par exemple, l’émission Ce soir ou jamais qui permet le débat d’idées. Avec ce genre de question que vous posez, on est invité à réagir, à commenter et surtout à se défendre par rapport à l’interprétation qui va être faite d’un titre, d’un slogan. C’est un problème de procès d’intention.

Vous soutenez la création d’un grand média citoyen et indépendant. Ce média serait-il vraiment indépendant, lorsque l’on sait que de nombreux signataires sont proches ou membres de la France Insoumise ?

Thomas Guénolé : Dans les signataires, il y a Noël Mamère. Ce média serait-il celui des écologistes ? Il y a aussi Josiane Balasko. Est-ce que ce média sera pro-théâtre du Splendid ? Montebourg a signé : est-ce que ce sera un média pro-Montebourg ? En réalité, on retrouve dans les signataires tout le spectre de la gauche qui ne se reconnaît pas dans les politiques économiques antisociales. C’est un exemple supplémentaire de mauvais procès. Transformer la phrase “des gens de la France Insoumise veulent créer un média qui rassemble tout le paysage de la gauche d’alternance” en disant “c’est un média de la France Insoumise”, c’est avoir un problème de logique parce que les informations ne sont pas équivalentes. Et c’est ignorer que, à la base, il y a une très forte diversité politique et socio-professionnelle qui porte la création de ce média.

Il n’y a donc pas, selon vous, suffisamment de médias classés à gauche ? Il existe pourtant de nombreux titres de presse “alternatifs” ?

Thomas Guénolé : Dans le monde de la presse écrite, il n’y a pas de gros problème de diversité. Mais dans le paysage audiovisuel, il y a un réel problème. Cela est lié au financement de ces médias. Le modèle de financement pour le grand média audiovisuel alternatif serait, lui, basé sur une accumulation de petits dons selon le principe de l’actionnariat populaire. C’est une excellente idée pour impliquer la population dans le projet.

Mais ne faudrait-il pas d’abord davantage parler des nombreuses initiatives de médias indépendants qui existent déjà et qui éprouvent parfois des difficultés ?

Thomas Guénolé : Je ne vois pas en quoi c’est incompatible. Le lancement du projet de média audiovisuel alternatif entraîne un surcroit d’attention pour ces médias en général. Cela leur rend service. On parle différemment de Mediapart et d’Arrêt sur Images depuis que ce projet est lancé car ils sont cités en comparaison. Cela leur fait de la publicité gratuite !

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