“La transparence ne fait pas partie de notre ADN culturel”
Soupçons de détournements de fonds publics et de corruption : la campagne présidentielle a été secouée par “les affaires”. Daniel Lebègue est président de Transparency France, branche française de l’ONG Transparency International, qui lutte contre la corruption et milite pour la transparence dans les milieux politiques et économiques. Pour lui, la France doit encore beaucoup progresser pour développer une véritable culture de la transparence. Mais l’augmentation récente du nombre de révélations et d’accusations n’est pas le signe que la société française est de plus en plus corrompue. Au contraire, cela montre que le pays est plus à même de faire la lumière sur des pratiques mettant en cause la probité de certains dirigeants.
Cet entretien a été réalisé avant le premier tour des élections présidentielles, ce qui peut expliquer quelques décalages entre questions, réponses et résultats des scrutins.
Quels sont les objets de Transparency International ?
Daniel Lebègue : Transparency est une ONG présente dans 110 pays du monde et ce même dans des pays où il n’est pas aisé de lutter contre la corruption, comme la Chine, la Russie ou le Moyen-Orient. Elle a été créée il y a vingt-cinq ans avec le but d’agir contre toutes les formes de corruption dans le monde politique et économique. Il s’agit de promouvoir les règles et pratiques de transparence dont l’intégrité et la démocratie, de faire vivre la démocratie de manière concrète avec un engagement fort venant des citoyens et de la société civile.
Quelle est votre définition de la transparence ?
Daniel Lebègue : Ce mot est désormais très utilisé, aussi bien dans la vie politique que dans le monde de l’entreprise et dans la société dans son ensemble. Pour le Petit Robert, c’est “la qualité de qui exprime la vérité sans l’altérer”. Mais, pour dire les choses de façon plus courante, je me réfère à l’Autorité des marchés financiers pour qui “une entreprise transparente vis-à-vis de ses parties prenantes est le fait de donner une information aussi exhaustive et précise que possible et qui ne prête pas à contestation”. Pour ma part, j’utilise le mot “redevabilité”. C’est le fait, pour celui qui exerce une charge publique ou un mandat social, de rendre compte de ce qu’il fait et de la manière dont il le fait. En philosophie, la notion de transparence est sujette à débat. Pour certain c’est une valeur, une vertu comme le courage ou l’intégrité. Pour d’autres, comme l’avocat Soulez-Larivière, ce n’est pas une valeur mais un moyen d’action. Le mot transparence n’apparaît pas dans notre Constitution. En revanche, l’article 15 des Droits de l’Homme et du Citoyen indique que la société est en droit de demander des comptes à tout agent public et à son administration.
Quels sont les moyens d’action d’une ONG comme la vôtre pour lutter contre la corruption ?
Daniel Lebègue : Nous avons l’habitude de dire que notre premier moyen d’action est le plaidoyer. C’est le fait d’agir pour convaincre des décideurs publics et privés à adopter de bonnes règles et pratiques visant à la transparence et à la probité, à l’intégrité et à la responsabilité. C’est une grande partie du travail que nous effectuons. Par exemple, concernant la récente loi dite “Sapin 2”, adoptée l’an dernier, nous avons été en première ligne pour que celle-ci aborde des sujets jusqu’alors peu traités en France comme le lobbying, activité dans laquelle il n’y avait aucune règle. Nous nous sommes battus pour que soit créée dans notre pays une agence anti-corruption mais aussi pour que la loi organise une protection des lanceurs d’alerte. Nous avons dialogué durant toute l’année 2016 avec les ministères des Finances, de l’Économie et de la Justice. Mais aussi avec l’Assemblée nationale et le Sénat.
Puis, nous réunissons des experts sur les questions qui nous intéressent : des juristes, financiers, syndicalistes, élus locaux… Nous agissons de manière indépendante et non-partisane. Ce qui ne nous empêche pas de prendre position dans le débat de l’élection présidentielle en apportant des recommandations aux candidats. Nous les interpellons d’ailleurs à chaque élection. Nous demandons aux personnes qui se présentent de se positionner par rapport à nos recommandations. Puis nous nous assurons ensuite de leurs mises en œuvre.
Une autre de nos missions est de mener des actions de sensibilisation et d’éducation au risque de corruption. Nous avons un indice célèbre qui permet de noter les pays du monde en la matière, indice que nous publions tous les ans. Nous abordons aussi la question du blanchiment d’argent via les industries du luxe (joaillerie, voitures, casino, …). Nous tentons d’intervenir auprès des universités et des établissements scolaires pour apprendre aux jeunes comment identifier et faire face à des tentations de corruption. Nous protégeons aussi les victimes et les témoins de la corruption, les lanceurs d’alerte. Pour cela, nous disposons d’un centre d’analyse juridique et d’action citoyenne.
Enfin, notre rôle est d’agir en justice puisque la Cour de cassation et la loi nous reconnaissent le droit de porter plainte à l’encontre des personnes et des organisations. Notre première initiative en la matière a été prise il y a plus de dix ans, à l’encontre de dirigeants gabonais, du Congo-Brazzaville et de la Guinée équatoriale qui ont détourné de l’argent public pour se constituer en France un patrimoine privé. Le procès aura lieu le 19 juin prochain. Nous avons aussi déposé plainte contre d’anciens dirigeants tunisiens et égyptiens en poste avant les révolutions arabes. En France, nous avons, par exemple, déposé plainte contre l’ex président du Conseil général des Bouches-du-Rhône, Jean-Noël Guerini, qui a monté un système de corruption à grande échelle.
Vous avez milité pour l’instauration d’une agence anti-corruption mise en place en décembre dernier via la loi “Sapin 2”. Que va changer cette agence en matière de corruption ?
Daniel Lebègue : L’agence a trois missions. Elle fait des recommandations à destination des grandes entreprises et des collectivités pour que celles-ci se dotent d’un programme de prévention de la corruption. L’agence va développer et proposer des outils en matière d’analyse des risques et de formation pour les salariés. L’objectif est surtout de prévenir les éventuels faits de corruption dans le cadre de marchés publics.
L’agence pourra être chargée par la Justice de vérifier que les engagements des uns et des autres ont bien été tenus et traduits en actions. Elle pourra mener des audits. Enfin, si ces engagements ne sont pas respectés, elle pourra prononcer des sanctions financières en dehors de la Justice.
Notons à ce propos que la France dispose de nouveaux procureurs depuis la création du Parquet national financier, en 2013. Nous estimons que ce dernier a accéléré le traitement de plusieurs dossiers dont on parle depuis des décennies et a débouché sur des condamnations. Toujours en 2013 a été créée la Haute autorité pour la transparence de la vie publique. Celle-ci reçoit les déclarations d’intérêt des ministres, des parlementaires, des élus locaux, des hauts fonctionnaires et elle les contrôle. C’est un progrès considérable. Balkany, Dassault, Thevenoud, … C’est grâce à ces deux nouvelles institutions mises en place après l’affaire Cahuzac que ces dossiers ont pu être traités.
La loi Sapin 2 a aussi instauré un “registre du lobbying”. Registre sur lequel doivent s’inscrire les représentants d’intérêts, les syndicats et les ONG. Bref, tous ceux qui entrent en relation avec les décideurs publics. Ils doivent fournir des informations sur leurs contacts. Il ne s’agit pas d’interdire le lobbying qui, dans une démocratie et une économie de marché, est naturel. Mais l’objectif est de lui donner un cadre et d’offrir de la transparence et de la visibilité aux médias et aux citoyens sur la manière dont les relations se nouent entre les acteurs.
Notons aussi que Sapin 2 a permis de doter la France d’un cadre remarquable pour la protection des lanceurs d’alerte. Notre pays possède désormais la législation la plus protectrice et organisée en la matière.
À quoi sont dues ces évolutions ?
Daniel Lebègue : L’affaire Cahuzac a agi comme un électrochoc en France. Elle a conduit le gouvernement à mettre en place des règles nouvelles. Cela commence à produire des résultats. Beaucoup disent qu’avec toutes ces affaires, nous nous enfonçons dans le “tous pourris”. Mais c’est plutôt le signe que nous faisons enfin la lumière sur des pratiques jusqu’alors opaques.
Avec Internet, l’open data, l’information circule à grande vitesse. Les effets de ces éléments sont plus violents en France qu’ailleurs car la transparence ne fait pas partie de notre ADN culturel. Il y a ici une culture de l’opacité en place depuis longtemps. En France, on observe une plus grande tolérance à l’égard de la corruption et de ceux qui nous gouvernent couplée à un certain fatalisme des citoyens. Nous savons que les responsables ne sont pas toujours irréprochables. Mais nous sommes parfois peu regardants. On connaît, par exemple, la relation des Français avec Jacques Chirac : sa carrière a été marquée par de forts soupçons mais les gens l’aimaient bien. Cependant, les choses changent : un récent sondage indiquait que, pour les personnes interrogées, les qualités principales d’un Président sont la probité et l’honnêteté. Cela traduit une évolution de l’esprit public.
Du côté des dirigeants, les comportements changent. Mais cela ne se fait pas du jour au lendemain. La France était il y a peu un pays de tradition latine en matière d’intégrité, comme l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Grèce… Or un mouvement vers les pratiques des pays d’Europe du Nord, plus rigoureux en matière de transparence, s’accomplit. Les Français ont tendance à penser que les responsables politiques sont souvent corrompus. Ce n’est pas le cas. Il n’y a pas de corruption endémique en France. Contrairement à d’autres pays du monde, même européens, comme la Roumanie, la Bulgarie ou les pays baltes où la corruption est la règle. Les citoyens français sont plus exigeants et sensibles à ces sujets. Ils ne laissent plus rien passer. La culture politique de notre pays évolue dans le bon sens.
Les Français sont donc plus regardants à l’égard des comportements de leurs représentants ?
Daniel Lebègue : Oui. C’est aussi un des effets de la crise économique. On demande tous les jours aux citoyens de faire des efforts et des sacrifices. Puis nous découvrons que certains dirigeants détournent de l’argent public et fraudent le fisc. Ensuite, il y a une perte de crédit de la parole publique des politiques. Il existe un écart entre ce que l’on dit et ce que l’ont fait. Aujourd’hui, les citoyens constatent que l’action politique conduite n’est pas toujours efficace, notamment dans un sujet comme la lutte contre le chômage. Nos concitoyens sont plus exigeants vis-à-vis des décideurs qu’il y a dix ans. La culture politique de notre pays est en train d’évoluer.
Vous avez interrogé les candidats à la présidentielle sur les engagements qu’ils seraient prêts à prendre en matière de transparence. Quels sont les principaux points sur lesquels vous leur avez demandé de se positionner ?
Daniel Lebègue : Tous les candidats nous ont répondu. Mais Fillon avec un temps de retard. On trouve les analyses et les évaluations de leurs réponses sur notre site Internet. Nous avions formulé onze recommandations, parmi lesquelles : rendre transparent toutes les indemnités des parlementaires, le non-cumul des mandats, la limitation à trois le nombre de mandats successifs (Gérard Larcher en est, par exemple, à son huitième au Sénat). Le sujet du cumul des mandats est important car il crée des risques sérieux de clientélisme et de conflits d’intérêt. Nous proposons aussi la mise en place du droit pour les citoyens de proposer que soit débattue une question en priorité à l’Assemblé nationale (à condition que 3 000 000 de personnes minimum le demande). Ce droit existe notamment au Royaume Uni. Les onze candidats n’ont pas approuvé de manière uniforme les onze recommandations. La limitation à trois mandats n’a pas été approuvée par tous, par exemple. Mais on observe quand même un consensus sur la question de la transparence des indemnités parlementaires. Cela n’aurait pas été possible il y a trois mois. La pression de l’opinion a probablement joué sur ce sujet.
Malgré ces évolutions, pourquoi, selon vous, avons-nous des politiques qui, malgré de lourdes accusations, ont refusé de se retirer de la course à la présidentielle ?
Daniel Lebègue : C’est leur responsabilité. Mais nous verrons comment cela se traduit dans les suffrages. Il est clair que si on en juge par les enquêtes d’opinion, surtout dans le cas de Fillon, l’impact est négatif. On dit que les électeurs du FN attachent beaucoup moins d’importance à cette question qu’à d’autres. Mais si le FN veut arriver au pouvoir, il devra convaincre des électeurs qui ne sont pas les siens habituellement. Le scrutin nous le dira.
Justement, n’est-ce pas un paradoxe que les intentions de vote pour une candidate soi-disant anti-élite ne se soient pas effondrées à cause des affaires ?
Daniel Lebègue : Oui. Mais la passe d’arme entre Le Pen et Poutou durant le débat à onze fut un moment difficile pour la candidate du Front National. Poutou a mis en avant l’idée d’une justice à deux vitesses. C’est une critique très forte qui, à mon avis, porte. Le dossier Bygmalion, celui des assistants parlementaires, notamment pour le FN… Ce genre de choses ne pourra pas perdurer. Je pense qu’à l’avenir un parti ou un mouvement politique ne pourra pas prendre le risque de présenter un candidat mis en cause dans une affaire de détournement de fonds publics.
Est-ce que, selon vous, le secteur culturel et le monde artistique peuvent contribuer à promouvoir la transparence et la lutte contre la corruption ?
Daniel Lebègue : D’abord, je voudrais souligner que le monde de la culture et de l’art n’échappe pas complètement aux risques de ce type : trafics d’influence, détournements, … Le marché de l’art est confronté à des risques de blanchiment d’argent. Il faut que le secteur culturel, comme l’entreprise et les acteurs publics, soit mobilisé pour éviter ces risques.
Et puis le monde du spectacle en particulier peut contribuer à décortiquer la corruption, à la dénoncer et à la mettre en scène. Au théâtre, de grands auteurs ont abordés ce sujet. Transparency France est d’ailleurs en train de lancer un concours de vidéos courtes sur les thématiques que nous abordons. Ces petits films, réalisés par des professionnels de l’audiovisuel, pourraient être diffusés sur les réseaux sociaux ou dans des établissements scolaires pour prévenir les risques de corruption ou défendre les lanceurs d’alerte.