Thomas Snégaroff

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“L’élection de Trump est le symptôme d’une insécurité culturelle”

Historien et géopoliticien, enseignant à Science Po Paris, Thomas Snégaroff est spécialiste des États-Unis. Il a suivi la dernière campagne présidentielle au travers de son blog, “L’Amérique dans la peau”, hébergé par Rue 89. Pour lui, l’affrontement Hilary Clinton/Donald Trump s’est en partie déroulé dans le champ (de bataille) culturel.

Après avoir élu le premier président noir de leur histoire, les Américains ont porté à la plus haute fonction de l’État un représentant de l’Amérique blanche au discours parfois xénophobe. Que dit ce grand écart, de la société et de la culture politique américaine ?

Thomas Snégaroff : Cela raconte que l’élection de Barack Obama et celle de Donald Trump sont, en quelque sorte, deux événements à front renversé. En 2008, ceux qui ne considéraient pas Obama comme un président légitime ont pris leur revanche en votant pour Trump. De la même manière, ceux qui ont manifesté contre Trump après son élection en disant qu’il n’est pas leur président sont, en partie, celles et ceux qui ont porté Obama au pouvoir il y a huit ans. À travers cette situation s’exprime une sorte de guerre culturelle voyant s’affronter deux conceptions de l’Amérique : une Amérique de l’ouverture des frontières et de l’altérité s’oppose à celle du rejet de l’autre et du repli sur soi. Obama met depuis longtemps en avant sa volonté de dialoguer avec l’autre, contrairement à Trump. L’empathie était d’ailleurs au cœur de sa campagne de 2008.

Mais dans les deux cas, il transparaît un rejet de la classe politique traditionnelle. Les deux situations et les deux personnalités que sont Obama et Trump incarnent, à leur manière, des choses politiquement nouvelles. Leurs discours, très différents, proposent de raconter un réenchantement d’une puissance américaine en déclin.

Hillary Clinton a été qualifiée de menteuse et d’escroc par Trump durant la campagne. Dans quelle mesure ces attaques ont-elles permises à Trump de l’emporter ?

Ces attaques ont été portées par Trump en sachant qu’il y avait un terreau fertile pour qu’elles puissent prospérer. Les Clinton sont associés à une image négative, auprès d’une partie des Américains, depuis des décennies. Cela remonte à la controverse dite du “Whitewater” lorsque Bill Clinton était gouverneur de l’Arkansas, au début des années 90’. S’en sont suivies ses affaires “sexuelles”. On a beaucoup reproché au couple son culte du secret. Il y a une sorte de “clintonophobie” qui flotte autour d’Hillary Clinton sur laquelle s’est appuyé Trump en y ajoutant une dose de machisme. Sa campagne a en partie tourné sur le rejet de l’idée qu’une femme puisse être présidente. Une image découlant elle-même du préjugé selon lequel une femme qui veut accéder au pouvoir n’est pas ambitieuse mais est obsédée par ce désir de pouvoir de façon hystérique. Mais, derrière cela, il y a aussi l’idée que, pour de nombreuses personnes, les Clinton ne se considèrent pas comme des Américains comme les autres et s’estiment être au-dessus des lois. Ce fut très malin de la part d’un milliardaire comme Trump d’arriver à surfer sur le rejet de l’establishment prétendument corrompu. Il a réussi à projeter ses plus gros points faibles sur Hillary Clinton. C’est un coup de maître.

Vous expliquez dans votre livre sur les Clinton (Bill et Hillary Clinton. Le mariage de l’amour et du pouvoir) que ces derniers sont le reflet de l’histoire américaine récente. Pourquoi ?

Parce qu’ils sont les témoins de quarante ans d’histoire. Hillary Clinton était membre de l’équipe de jeunes juristes qui travaillaient sur le procès en destitution de Nixon, dans le cadre de l’affaire du Watergate. Bill Clinton, lui, s’est fait réformer pour ne pas partir au Viêt Nam et puis a fini par accéder à la Maison Blanche. Hillary continuait à travailler alors que son mari était gouverneur. Ce couple, qui n’a qu’un seul enfant, est, en quelque sorte, une incarnation des baby boomers, d’une Amérique de l’après-guerre et des Trente Glorieuses.

Hillary Clinton a remporté plus de voix que Trump. Le système électoral américain est-il vraiment démocratique ?

En tout cas il appartient aux Américains et il serait malvenu de remettre en question l’élection de Trump depuis la France. De la même manière qu’il aurait été malvenu de la part des Américains de contester l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007. Ce n’est pas la première fois que ce décalage entre nombre de voix et grands électeurs s’observe. Ce système peut paraître injuste mais il trouve sa justification dans le fédéralisme et le fait que les États y sont représentés. Si le système était similaire à celui de la France, personne n’irait dans le Wyoming et dans d’autres “petits États” pour faire campagne. Donc, ce modèle peut apparaître comme peu démocratique mais il s’explique et se défend.

Il montre par ailleurs qu’il existe deux Amériques. Une rurale et conservatrice, qui profite surtout aux républicains, puis celle des côtes, qui est sous représentée lors des élections présidentielles et qui est acquise aux démocrates.

Mais la légitimité du système électoral n’a pas empêché certains politiques et électeurs de contester l’élection de Trump…

Oui. Il s’agit de faire tourner la musique affirmant que Trump n’est pas président des États-Unis. Mais ce genre de ritournelle a aussi pu concerner Barack Obama lorsque certains de ses adversaires disaient qu’il n’était pas Américain car il est né à Hawaï.

La contestation de l’élection est un élément de nature à délégitimer la présidence de Trump. Certains électeurs disent que leurs voix n’ont pas compté. Mais il faut aussi prendre en considération le fait que 95 millions d’Américains ne sont pas allés voter.

Durant la campagne, la plupart des grands artistes et des célébrités américaines ont davantage soutenu Hillary Clinton que Donald Trump. Le secteur culturel pourrait-il payer, d’une manière ou d’une autre, son soutien au camp démocrate ?

Je ne le pense pas. Dans tous les régimes politiques, quand les conservatismes accèdent au pouvoir, cela est d’ailleurs plutôt de nature à stimuler la création culturelle. Notamment dans ce que l’on considère comme étant l’underground, mais pas seulement.

Il est néanmoins clair que l’arrivée de Trump au pouvoir peut modifier l’offre culturelle “mainstream”. J’ai le souvenir des années Reagan, durant la décennie 1980. Elles ont coïncidé avec l’arrivée des super-héros sur les écrans, à un retour à l’ordre établi, à un cinéma réactionnaire avec de nombreux films d’apocalypse. Je ne serais pas étonné qu’une partie d’Hollywood s’oriente dans cette direction. Mais il faut d’abord noter que Hollywood a surtout été choquée par l’élection de Trump.

Cette situation peut donc aussi alimenter un cinéma d’opposition. Celui-ci pourrait mettre en scène une puissance étatique dangereuse et des rebelles défendant un message de pureté républicaine. Il pourrait se développer d’un côté un cinéma très grand public qui suivrait la vague des super-héros et, de l’autre, un cinéma de la résistance. Un peu comme dans les années 80’. La situation est d’autant plus étonnante que Trump a lui-même inspiré des personnages de fiction dans des films comme Ace Ventura ou Retour vers le futur. Et il s’agit de personnages négatifs qui incarnent le mal. La frontière est parfois mince entre réalité et fiction. Steve Banon, conseiller de Donald Trump, a d’ailleurs récemment déclaré : “L’obscurité a du bon. Dick Cheney. Dark Vador. Satan. Voilà le pouvoir”.

Justement, est-ce que pourrait se constituer un mouvement de contestation unifié de la mandature Trump, un peu comme a existé un mouvement d’opposition à la guerre du Viêt Nam à la fin des années 60’ ?

Ce n’est pas impossible. Bien que (pour parler du cinéma) tout Hollywood ne soit pas négatif à l’égard de Trump. Il faut rappeler que l’élection de Trump est portée par une population qui était silencieuse en 2008, qui s’est fait entendre dans des mouvements du type “Tea Party”. On peut assister à une réaction à cela par la culture, le cinéma et la musique.

Au temps du Viêt Nam, les artistes faisaient le boulot. On a vu naître un cinéma d’opposition mais finalement assez peu frontal, notamment au travers du Nouvel Hollywood : on inverse les normes, on rejette l’ordre, on crée de l’empathie pour les méchants… En filigrane, on parle en fait du Viêt Nam, des faibles et de l’autorité. Il est envisageable que l’on assiste au développement de formes culturelles d’opposition et de rejet, de contenus culturels plus politiques qu’aujourd’hui. Car il ne faut pas oublier qu’il y existe une dépolitisation de la culture américaine depuis quelques années. On peut désormais envisager une “re-politisation” de ce secteur.

On décrit souvent Trump comme un homme vulgaire et peu cultivé. Mais quel est son rapport réel avec le secteur culturel et son industrie ?

Pour lui, c’est un élément fort et positif que d’être à la hauteur de l’Américain moyen qui ne voyage pas et qui ne lit pas. C’est la carte d’identité politique qu’il a voulu offrir aux électeurs. Il a été lui-même le symbole de la vulgarité lorsqu’il apparaissait dans une émission de télé-réalité qui représentait elle-même le niveau zéro en matière de culture.

Reagan venait du secteur culturel car c’était un acteur. Mais un acteur un peu raté. Obama lui ne venait pas de ce monde-là mais son aisance à maîtriser la communication et à se mettre en scène a donné à ses mandats une tonalité éminemment culturelle. Et puis il y a Trump qui représente cette culture à la fois traditionnelle —celle de la ruralité et de la country music— et la culture de masse vulgaire.

Est-ce que le vote Trump, souvent décrit comme un vote anti-élite, est aussi un vote contre les élites culturelles américaines ?

C’est difficile à dire… L’engagement d’artistes comme Springsteen, Jay-Z où Beyoncé n’ont pas eu l’impact espéré par les démocrates. Beaucoup de gens ont été déçus par Obama et ne sont pas allés voter. Et le parti pris des acteurs culturels n’a pas eu d’effet suffisamment fort pour peser en faveur d’Hillary Clinton. Trump s’en est même servi pour se présenter comme l’homme seul qui n’a pas besoin de toutes ces stars pour l’emporter. Il est de fait peu entouré par des membres de l’élite culturelle. Cette question est culturelle au sens large. Les électeurs de Trump ont voulu traduire ainsi l’insécurité culturelle qu’ils ressentent. Selon eux, la disparition de la culture américaine traditionnelle, de l’homme blanc, se dilue dans des valeurs cosmopolites. En glissant un bulletin “Trump” dans l’urne, ces personnes ont participé à un mouvement réactionnaire. Donald Trump a su se saisir de cette dynamique. C’est d’ailleurs pour cela que la question des frontières a été centrale dans sa campagne. Pour lui, les frontières doivent protéger. Et donc être davantage fermées qu’ouvertes. Ce sentiment d’insécurité culturelle s’est déjà exprimé dans l’histoire des États-Unis. Dans les années 50’-60’, en réaction au mouvement pour les droits civiques, des blancs craignaient vivement que leur pays leur échappe.

Est-ce que l’affrontement Trump/Clinton peut aussi être perçu comme un match entre deux visions de la culture ? Une culture “concernée” et souvent perçue comme bien-pensante, et de l’autre une culture du divertissement mais aussi profondément patriotique associée à la candidature Trump ?

Dans une certaine mesure, oui. Mais il ne faut pas tomber dans la caricature. Il s’agit bien d’un affrontement culturel au sens large : deux manières opposées de voir le monde, l’autre et la frontière. Nous avons d’un côté —celui de Trump— la défense d’une culture américaine “traditionnelle” et de l’autre —celui de Clinton— un rapport à une culture plus “internationale”. Mais toutes les deux sont en réalité très américaines dans leur genre. La culture fut avant tout pour les deux candidats un moyen convoqué pour souligner leurs identités politiques. Hillary Clinton —qui en outre est très cultivée— a utilisé la culture pour récolter plus de fonds et toucher la jeunesse. Mais dans le cadre de cette campagne violente, la culture a été davantage instrumentalisée pour marquer sa différence avec l’autre que pour servir une véritable vision politique en la matière. Ce qui, de fait, est souvent le cas. Mais, ici, cela a été particulièrement affirmé.

Avec l’avènement de Trump au pouvoir, le sentiment anti-européen en Grande-Bretagne et la potentielle élection de Fillon en France, va-t-on vers la constitution d’un front néo-conservateur en Occident ?

C’est une vaste question. En tout cas, nous assistons à un mouvement de repli sur les frontières. La croyance “utopiste” des années 90’, qui promettait la paix et la prospérité avec l’ouverture, est sérieusement mise à mal. Ce repli est avant tout économique puis culturel. Pour moi, cette volonté de fermeture provient de la peur qu’ont les peuples de disparaître.

Est-ce que cette éventualité pourrait mettre à mal le rayonnement culturel des pays occidentaux, dans la mesure où le soutien public à la culture pourrait diminuer ?

D’abord, si l’on se concentre uniquement sur les États-Unis, il convient de rappeler qu’il n’existe pas, ou peu, d’aides publiques à la culture dans ce pays. En revanche, historiquement, le cinéma américain a beaucoup profité de la diplomatie américaine dans l’après-guerre, notamment via les accords Blum-Byrnes. Ce que l’on appelle le “softpower” américain s’est développé en même tant que la puissance étasunienne. La diplomatie américaine est financée par le département d’État et, après la Guerre froide, on a pensé que cela n’avait plus la même importance. Donc les budgets alloués à la diplomatie “culturelle” se sont effondrés. Ils pourraient à nouveau diminuer sous Trump. Mais la culture américaine est tellement ancrée dans nos vies qu’elle continuera à rayonner. Côté français, si François Fillon est élu, peut-être qu’il décidera de remettre des barrières douanières concernant l’importation des produits culturels américains. Mais cela m’étonnerait. Et il paraît difficile d’empêcher les moyens de diffusion moderne de faire circuler les productions culturelles.

 

À lire :

  • Bill et Hillary Clinton. Le mariage de l’amour et du pouvoir, Tallandier, 2014
  • “L’Amérique dans la peau” sur www.rue89.fr
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