D’origine franco-tchèque, le politologue Jacques Rupnik est l’un des plus grands spécialistes de l’Europe centrale et orientale. Il évoque avec nous les risques de délitement de l’Union européenne, l’accès au pouvoir des conservateurs à l’Est mais aussi la pensée de Vaclav Havel dont il a été le traducteur et le conseiller.
Vous êtes né à Prague, avez fait une partie de vos études à Paris, avez été le conseiller politique de Vaclav Havel et êtes professeur à Science Po où vous étudiez les rapports entre l’UE et l’Europe centrale et orientale. Pourquoi votre trajectoire est-elle si marquée par des allers-retours entre l’Est et l’Ouest ?
Jacques Rupnik : Au départ il y avait le hasard puis c’est devenu un choix. Je suis né à Prague où j’ai passé mes quinze premières années mais de mère française et arrivé en France à un âge suffisamment avancé pour comprendre ce qu’il se passait à l’Est tout en n’étant pas assez vieux pour en être traumatisé à vie. L’Europe était alors divisée et j’étais moi-même à cheval entre les deux parties du continent. Le vrai tournant a été 1968 : j’ai vécu Mai 68 à Paris et le Printemps de Prague comme deux événements simultanés, parallèles, mais avec des aspirations et des orientations assez différentes. Être pris entre ces deux mouvements amenait pour moi l’exigence de vouloir les comprendre et les concilier. Le vrai tournant fut l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques en août 1968. Je partageais avec les Tchèques et les Slovaques la tragédie qui était en train de se dérouler, qui suscitait la sympathie mais rarement la compréhension. Pour les sociétés occidentales, cela a été une secousse qui ébranlait surtout la gauche et même les milieux proches du Parti communiste qui, pour la première fois, s’est démarqué de Moscou en montrant sa réprobation (mais on est vite revenu à la conception familière de l’Europe divisée). Pour les Français, c’était un “accident de parcours” qui perturbait l’avènement de la détente, mais cela n’affectait pas la vie des gens. Pour ma part, je vivais ces événements de façon beaucoup plus intense. Il était impossible de “passer à autre chose”.
Ce sentiment a intensifié votre intérêt pour l’Europe centrale et de l’Est ?
Oui, cela a peut-être été un déclic qui m’a poussé à m’intéresser en profondeur à ces pays pour les faire comprendre en Occident. Je suis devenu une sorte de passeur entre ces deux mondes séparés. Je m’étais alors orienté vers l’histoire et les sciences politiques plutôt que vers la littérature. Cet intérêt universitaire se combinait avec un engagement en faveur de celles et ceux qui sont persécutés, pour les personnes qui étaient les premières cibles de la “normalisation” à Prague à commencer par les milieux de la culture, la liste des écrivains interdits, les théâtres repris en main, la nouvelle vague du cinéma des années 60’ suspendue de tournage. C’est l’avènement de la dissidence en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Hongrie qui modifia le regard occidental. Des intellectuels devenus chauffagistes ou laveurs de carreaux réfléchissent aux mécanismes d’une gouvernance par la peur et agissent aussi pour la liberté au sein de la Charte 77 dont un dramaturge, Vaclav Havel, et un philosophe, Jan Patocka, sont les porte-paroles. Ils prennent des risques et finissent parfois en prison. J’étais de ceux qui ont pris ce phénomène au sérieux.
Vous avez notamment soutenu ce mouvement en traduisant Vaclav Havel en français.
Exactement. J’ai traduit un premier texte de Havel à l’été 1975 : Lettre ouverte à Gustav Husak. Il s’agit d’une réflexion sur la nature du pouvoir communiste en Tchécoslovaquie dans ces années-là. Comment expliquer qu’un peuple épris de liberté a pu être soumis de nouveau au lendemain de l’invasion ? À la différence de Hannah Arendt pour qui, dans les années 50’, les traits principaux du totalitarisme étaient la mobilisation idéologique et la terreur, Havel montrait, dans les années 70’, que l’idéologie n’indiquait plus l’adhésion mais un conformisme envers le pouvoir. Il ne s’agissait plus d’une terreur de masse comme à l’époque stalinienne. La répression était sélective et s’exerçait en direction de professions comme les journalistes, universitaires, écrivains ou musiciens rock qui refusaient de se conformer aux normes du pouvoir. Havel explique comment fonctionne le système une fois la purge terminée : c’est la peur qui permet de soumettre une société sans bain de sang, en somme une “violence civilisée”. En fait, il s’agit d’un essai sur la gouvernance par la peur avec ses mécanismes du contrôle social et une répression ciblée. L’ouvrage a une portée universelle. Quand j’enseignais à Harvard en 2005 et que je donnais ce texte à lire à mes étudiants, certains y voyaient une description de l’Amérique de Bush. Lorsque j’étais en Chine, des collègues qui connaissaient le texte de Havel disaient qu’il décrivait bien leur situation. J’ai aussi rencontré, à la bibliothèque présidentielle Vaclav Havel, une jeune Iranienne qui venait de traduire le texte que j’avais moi-même traduit il y a quarante ans. Elle le trouvait formidable car, pour elle, il décrivait la situation de l’Iran d’aujourd’hui. C’est cela la grandeur d’un texte plusieurs décennies après sa rédaction aux quatre coins du monde. Chacun y trouve une clé pour comprendre sa situation particulière. C’est une façon d’atteindre l’universel par le particulier. Dans le cas de Havel, cela concerne aussi le théâtre car certaines de ses pièces continuent à être jouées. Au-delà du cas tchèque, il a ainsi proposé une méditation sur le pouvoir et la société moderne.
Comment expliquer la récente montée des conservatismes en Europe centrale (notamment en Hongrie et en Pologne) alors que ces pays avaient effectué une transition jugée exemplaire après la chute du bloc soviétique ?
Je dirais qu’il y a plusieurs causes à cela. L’une est relative à la thèse des “gagnants et perdants” dans les transitions d’après 1989. Elles ont généré des transformations extraordinaires de ces pays : démocratie, économie de marché et intégration européenne. Que ce soit en termes de niveau de vie, de mode de vie, d’espérance de vie ou encore de moyens de communication, ils ont connu une formidable convergence avec l’Europe occidentale. Mais cette évolution a aussi généré des gagnants et des perdants : certains se sont enrichis et d’autres ont eu le sentiment d’avoir été laissés pour compte et ont développé un fort ressentiment par rapport aux élites du pouvoir. Ces clivages s’expriment souvent de façon géographique. Ceux qui soutiennent l’intégration européenne vivent souvent en ville, ils sont plus éduqués, jeunes… Par exemple, en Pologne, les soutiens de la Plate-forme libérale et civique viennent fréquemment de la partie occidentale du pays. Les “perdants” se retrouvent eux plutôt dans la partie orientale. Le clivage social se double d’un clivage culturel et politique qui a ses racines historiques. La carte électorale de la dernière décennie recoupe la division qui remonte aux partages de la Pologne à la fin du XVIIIe siècle entre les parties russe et prussienne. La thèse principale, pour moi, renvoie à l’épuisement du “cycle libéral” d’après 1989. L’évolution vers la démocratie et l’économie de marché s’est traduite par l’adhésion au projet européen. Or tous ces objectifs sont atteints mais en crise. Les élites porteuses de cette volonté d’intégration européenne n’ont plus grand chose à proposer. Le slogan de la Plate-forme civique en Pologne était, pour paraphraser Guizot, “Enrichissez-vous” et continuer la modernisation du pays. Mais après un quart de siècle, cela ne suffit plus. En face, Kaczyński et le parti Droit et Justice (PiS) sont les porteurs d’un projet collectif défendant un État souverain, souvent nationaliste, et des valeurs traditionnelles proches de l’Église, le tout dans un refus du libéralisme économique. Car ce qu’on ne voit pas, c’est que dans le projet nationaliste-conservateur il y a une dimension sociale : en campagne, on promet l’instauration d’allocations, le renforcement de l’État providence… Ce sont des aspects que les libéraux ont minimisés. L’épuisement du cycle libéral va de paire avec celui de la gauche car c’est elle qui a introduit l’économie de marché et l’intégration à l’OTAN. Tout un courant de libéraux s’intéresse aux questions sociétales, comme l’avortement ou le mariage gay, tout en ayant délaissé la question sociale.
La troisième cause de la montée des conservatismes est la vague migratoire. Elle a renforcé la droite nationaliste qui répond à l’ouverture des frontières à l’été 2015 et à la politique de Merkel. Orban, en Hongrie, a été le premier à réagir avec la création de sa clôture. Puis, la Pologne et la République Tchèque se sont réunies pour s’opposer à la politique migratoire de l’UE. Il y a eu une surenchère pour ne pas accueillir de migrants musulmans, prétendument porteurs de menaces et même d’épidémies. Orban, qui était en perte de vitesse dans les sondages, a retrouvé un second souffle. À tel point qu’il a organisé un référendum prévu le 2 octobre sur la question. Les conservateurs ont considéré que les identités nationales et de l’Europe étaient menacées par une invasion. Ils perçoivent l’Allemagne comme la principale responsable de cette situation. Cela renvoie à des spécificités de ces pays qui sont devenus récemment des états-nations homogènes. La Pologne, par exemple, s’est “homogénéisée” suite à la Seconde Guerre mondiale alors que, dans les années 60’, l’Europe occidentale devenait multiculturelle avec l’arrivée de migrants venant des anciennes colonies. Les conservateurs d’Europe centrale et de l’Est considèrent la tentation de mettre en place des quotas de migrants comme une tentative d’imposer un modèle de société qui a échoué à l’Ouest. Lorsque Merkel dit qu’il faut accueillir les migrants au nom des Droits de l’Homme et de valeurs universelles, Orban dit défendre, avec sa clôture, la nation et la civilisation européenne.
Est-ce que certains de ces États pourraient être tentés de rejoindre un pôle réactionnaire qui pourrait se recomposer à l’Est autour de la Russie de Poutine ?
Je ne pense pas. La dérive autoritaire ou semi-autoritaire de ces États nous montre les limites de la conditionnalité européenne. Les pouvoirs autoritaires de Poutine ou d’Erdogan montrent que le modèle démocratique n’est plus le seul modèle existant et que d’autres sont considérés comme possibles. Surtout, certains de ces pays comme la Chine, Singapour ou la Turquie réussissent sur le plan économique. L’idée qu’il faut une démocratie libérale pour réussir économiquement n’est plus une évidence. Les courants conservateurs d’Europe centrale partagent avec la Russie actuelle la thèse pessimiste sur la décadence européenne (individualisme, consumérisme, LGBT, …), mais n’ont aucune envie de se rapprocher de ce qui a été l’ex-empire soviétique. Le fait que la Russie devienne de plus en plus présente dans leur voisinage proche amène la plupart à affirmer leur appartenance à l’univers occidental. Un sommet de l’OTAN a eu lieu en Pologne en juillet dernier et de nouvelles troupes ont été déployées dans les pays baltes. La Slovaquie et la Hongrie font des accommodements avec la Russie mais la Pologne de Kaczyński est clairement anti-russe. Ce sentiment peut être une limite aux dérives autoritaires et eurosceptiques de ces pays. Les pays d’Europe orientale sont grands bénéficiaires de leur appartenance à l’UE. Cette dernière apporte à la Pologne 100 milliards € d’aide dans le budget actuel. Ces gouvernements eurosceptiques ne pourraient pas mener leurs politiques sans l’appui financier de l’UE. Ils veulent une Europe “à l’anglaise” mais ne voudront jamais la quitter comme les Britanniques.
Mais justement, après le vote sur le Brexit et les désaccords entre les États membres, ne risque-t-on pas de voir l’UE se désagréger à partir des positions eurosceptiques de l’Est ?
Elle se désagrège plutôt à l’Ouest avec le Brexit, et au Sud avec la Grèce et un possible Grexit. Les lignes de fractures sont multiples : Nord/Sud sur la question de l’euro, Est/Ouest à propos des migrants et de la démocratie. Avec le départ du Royaume-Uni, un des poids-lourds de l’Europe divorce et cela va affaiblir l’UE car le processus de départ va durer deux ans. Pendant ce temps, les pays de l’Est pourront se dire que l’UE n’aura pas l’énergie et la volonté de trop s’intéresser à eux, qu’elle continuera à leur verser des fonds structurels et à servir de digue face à la Russie de Poutine. Et l’opinion polonaise est plus favorable que l’opinion française au maintien dans l’Union européenne !
Les surenchères anti-européennes sont plus explicites à l’Est parce que les populistes nationalistes sont au gouvernement alors qu’à l’Ouest ils sont, pour le moment, dans l’opposition. Le FN est le premier parti de France, en Suède les nationalistes sont en tête des sondages et l’Autriche risque d’élire un président d’extrême-droite… Nous assistons à une remise en question de l’UE partout. Les seuls pays qui semblent échapper à cette vague anti-européenne sont ceux de la péninsule ibérique et l’Allemagne qui, par défaut, devient le seul pilote dans l’avion. Mais si les Britanniques veulent quitter l’UE, ils veulent aussi garder des éléments qu’elle leur apporte. Donc s’il s’avère qu’on peut partir tout en gardant les avantages clés de l’appartenance, c’est la porte ouverte à la désagrégation de l’UE.
Que faire alors ?
Il faudrait d’abord que les pays fondateurs montrent une volonté politique explicite de parachever des projets engagés. Le problème de l’UE c’est qu’elle a lancé des chantiers qui n’ont jamais été terminés. Par exemple, Schengen a permis la libre circulation des personnes en Europe mais sans mettre en place de protection commune des frontières. On reste à mi-chemin. Si on abolit les frontières internes de l’UE, cela suppose la mise en place de frontières externes. Si on dit qu’elles n’existent pas, les gens sont paniqués et se tournent vers les démagogues qui promeuvent la fermeture des frontières et un retour à la souveraineté. C’est la même chose pour l’euro : une monnaie commune sans convergences politiques communes (fiscales, budgétaires). En matière de sécurité, la France est engagée partout en disant que c’est “pour l’Europe” alors que l’Europe n’est engagée nulle part. Quelqu’un doit parler fortement au nom de l’Europe et ce ne peut être l’Allemagne. Aujourd’hui, il y a donc un vide, un boulevard est laissé aux partis identitaires et nationalistes qui veulent défaire l’Europe. Mais il se peut aussi que, dos au mur, confrontés à une crise interne et aux menaces externes, les Européens retournent aux idées qui avaient fondé le projet au lendemain de la guerre. Un proverbe anglais dit : “Il n’y a rien de tel que de savoir que vous serez exécuté demain pour concentrer l’esprit”.
À lire : L’Autre Europe de Jacques Rupnik, Odile Jacob, 1990
Géopolitique de la démocratisation, l’Europe et ses voisinages, Presses de Sciences Po, 2014