Christian Duquennoi

“Nous devons modifier nos rapports culturels aux déchets”

Christian Duquennoi est ingénieur chercheur à l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture. Il est spécialisé dans la recherche de la valorisation des déchets. Pour lui, un meilleur traitement de nos déchets passe notamment par une évolution des relations culturelles que nous entretenons avec eux.

Photo – © ML Degaudez – Irstea

Qu’est-ce qu’un déchet pour le chercheur que vous êtes ?

Christian Duquennoi : Pour moi, du point de vue de la science, le déchet est le propre du vivant. Mais un déchet peut être aussi cosmique : les galaxies et les étoiles exportent de l’énergie sous forme de rayonnements. La lumière visible du soleil est un déchet pour ce dernier. D’autre part, les organismes vivants et les écosystèmes sont des structures dites “dissipatives”. Pour perdurer, elles doivent toutes être parcourues par des flux de matière et d’énergie, sinon elles meurent. C’est notamment le cas des hommes et des sociétés humaines. Par convention, on appelle “déchet” tout ce qui sort d’une structure dissipative. Les sociétés humaines produisent divers types de déchets : des solides, liquides (eaux usées) et gazeux.

Nous avons une vision négative des déchets. Mais ils peuvent être essentiels à la vie…

Oui, tous ne sont pas nuisibles. Par exemple, nous utilisons l’oxygène rejeté par les plantes pour respirer. D’ailleurs, certains organismes apparus sur Terre étaient photosynthétiques, c’est-à-dire qu’ils tiraient leur énergie de la lumière et leurs déchets étaient de l’oxygène toxique pour eux. Tout ce monde a failli disparaître il y a deux et demi à trois milliards d’années. Puis, au gré des mutations, sont apparus des organismes qui utilisent l’oxygène pour vivre. Ce déchet est devenu une ressource énergétique permettant à la vie de se développer. Depuis, les déchets des uns deviennent la ressource des autres. C’est une économie circulaire des écosystèmes.

Quelle quantité de déchets produisons-nous en France et dans le monde chaque année ?

En France, nous produisons une douzaine de tonnes de déchets par habitant et par an. En tout, cela représente environ 700 millions de tonnes de déchets par an. On parle souvent de 350 à 400 kg par habitant et par an mais il ne s’agit là que des ordures ménagères (ce qui ne représente que 25 millions de tonnes par an pour l’ensemble du pays). À ces ordures ménagères, il faut ajouter les déchets agricoles, ceux du BTP et de l’industrie. À l’échelle de la planète, nous produisons 15 milliards de tonnes de déchets par an. Cette quantité de déchets est fortement en hausse. Nous arrivons à la maîtriser en Occident mais elle explose dans les pays en développement où la croissance économique est en hausse. Si on continue sur cette voie, selon le pire des scénarios, nous produirons 25 milliards de tonnes en 2050 et 45 milliards en 2100.

Dans cet ensemble, ce qu’on arrive le mieux à valoriser, ce sont les déchets de l’agriculture : soit en compostage soit en méthanisation (fabrication de biogaz). En proportion, le plus difficile à valoriser restent les matières plastiques : au niveau mondial, à peine 5 % d’entre elles sont recyclées. Notre système, basé sur une économie linéaire, est trop fermé. Nous cherchons des ressources puis des endroits pour mettre les déchets issus de leur consommation. Nous finirons par remplacer nos ressources par des déchets car celles-ci ne sont pas inépuisables.

Vous travaillez notamment sur la valorisation des biodéchets via ce qu’on appelle la “bio-raffinerie environnementale”. De quoi s’agit-il ?

Il s’agit de faire travailler des “bactéries” et des archées (cousines des bactéries) pour transformer la matière organique des déchets en un autre type de molécules que l’on peut utiliser en chimie. L’objectif est de remplacer une chimie du pétrole par une chimie du déchet. On parle alors de chimie verte en opposition à la pétrochimie. Le but est d’obtenir des produits compatibles avec l’environnement et biodégradables. Actuellement, les plastiques pétroliers possèdent une recyclabilité limitée. Après un recyclage, ces derniers perdent en qualité et au bout d’un certain temps on est obligé de les jeter. L’idée est d’avoir des polymères que l’on pourrait recycler indéfiniment. Nous n’en sommes qu’au stade de la recherche mais nous espérons que ces procédés soient petit à petit produits à une échelle industrielle.

Vous qualifiez aussi notre civilisation de “civilisation de déchets”. Pour quelles raisons ?

Parce que nous produisons beaucoup de déchets dont nous ne faisons pas grand chose. Or les déchets ont la particularité de refléter l’état de la structure qui les a produits. Notre société d’hyperconsommation produit des hyper-déchets (équipements électriques et électroniques). À l’échelle planétaire, ces déchets sont plutôt produits par les pays riches. Nous sommes poussés vers une fuite en avant qui nous incite à remplacer vite nos smartphones ou nos ordinateurs. La durée de vie des objets se réduit. Nous produisons beaucoup de déchets sans nous en rendre compte car nous sommes très centrés sur la dimension immatérielle du numérique. Mais il faut beaucoup d’énergie pour réaliser des téléphones portables. Cela nécessite l’utilisation de matériaux rares et difficiles à recycler. Séparer les terres rares est par exemple une opération délicate. Le recyclage des piles et des batteries de smartphones est aussi compliqué. Cela pose également le problème de nos relations avec les pays en voie de développement car une grande partie de nos matériels inutilisés se retrouve sur des terrains vagues en Chine ou au Ghana. Des personnes récupèrent les métaux en les brûlant. Leur santé est alors exposée à de graves dangers.

Un des chapitres de votre ouvrage est intitulé “Les déchets au coeur de notre avenir”. Notre destin serait-il conditionné à l’existence des déchets ?

Absolument, il est conditionné par ce que nous allons faire de cette matière qui est pour nous le seul moyen d’économiser des ressources. Et donc éviter les pièges des économies linéaires qui nous condamnent à la disparition.

La grande quantité de déchets que nous produisons menace-t-elle notre existence et notre environnement ?

Il faut revenir à la définition initiale de “déchet”. Les déchets, seuls, ne peuvent pas exister. Ils sont toujours le déchet de quelque chose. Dans une société humaine, en général, il faut arriver à produire un minimum de déchets. Tout ce qui n’est pas recyclé par les écosystèmes doit être intégré à nos métabolismes humains. Mais nous allons continuer à produire des déchets : à consommer, à nous nourrir, … Ce qui est important c’est d’arriver à les recycler. Il faut en produire moins à l’échelle de l’humanité mais aussi à celle du consommateur. Il fait essayer de ne plus produire de déchets que nous ne pourrons pas recycler, qui ne pourront pas revenir dans l’économie circulaire. Nous sommes actuellement dans une phase de transition entre les économies linéaires et circulaires. Des îlots de circularité se mettent en place : le mouvement des villes en transition, les ressourceries, les recycleries, … Toutes ces initiatives locales se combinent avec l’Économie sociale et solidaire.

Tout cela implique-t-il le fait que nous avons, en France, et plus généralement en Occident, un rapport culturel particulier avec les déchets ?

Avec la matière en général, avec les biens de consommation en particulier, donc avec les déchets. Nous avons probablement un inconscient collectif, partagé par la plupart des sociétés humaines, issu de la néolithisation. Celui-ci nous pousse à associer nos déchets à des excréments et, dans une moindre mesure, à nos cadavres : nous ne voulons plus en entendre parler, nous ne voulons pas les voir car cela nous fait peur. À l’origine, les intouchables, en Inde, étaient les personnes qui s’occupaient des choses en contact avec la matière et en particulier des morts, des excréments et des déchets. En France, être éboueur a longtemps été le métier le moins gratifiant. Aujourd’hui, des Roms font du porte-à-porte pour récupérer des déchets et en revendre des matières extraites. Ce sont des populations souvent déconsidérées. Tout comme les chiffonniers autrefois. De nos jours encore, les personnes travaillant dans le domaine des déchets sont parfois mal perçues. Cela risque de durer longtemps si on ne change pas notre vision des choses. Cependant, certains comportements commencent à se modifier. De nombreuses personnes se rendent dans des recycleries : cela est même à la mode et amorce des changements intéressants qui favorisent l’économie circulaire, le tout souvent doublé d’Économie sociale et solidaire.

Nous devrions donc réévaluer nos relations aux déchets ?

Complètement ! Il faut modifier nos rapports culturels à eux. Il faudrait que l’on puisse les regarder comme de la matière qui n’est pas moins noble que nos ressources. Car, juste avant de les jeter à la poubelle, nos déchets sont des ressources. Ce sont des objets achetés qui, au mieux, finiront au recyclage pour faire un nouvel objet. Au Japon, avant le xixe siècle, on considérait les objets, même usagés, comme nobles. On jetait peu et on tentait de revaloriser. Et lorsqu’on finissait par jeter quelque chose, comme une tasse cassée, par exemple, on rendait hommage à l’objet en faisant un petit rituel, comme des funérailles de la matière. Désormais, on appuie machinalement sur la pédale de la poubelle et on ne pense plus à l’objet qu’on a jeté. Changer notre regard sur les déchets est la seule façon de promouvoir le fait qu’il faut transformer cette matière en ressource.

Ce rapport aux déchets est donc en train d’évoluer ?

Oui. Mais il faut aussi faire attention au retour de bâton. Avec la crise, nous savons que beaucoup de personnes se détournent de tout ce qui commence par “bio”. Cela suppose parfois un surcoût et est associé aux classes supérieures. Si les recycleries fonctionnent, c’est aussi parce qu’elles vendent des objets peu chers. Les aspects économiques sont souvent moteurs dans cette situation. C’est là que les pouvoirs publics doivent intervenir. Le cas de l’interdiction des sacs plastiques est un bon exemple : l’industrie n’aura pas d’autre choix que de trouver des alternatives.

Le secteur du spectacle et de l’événementiel, notamment les festivals, peuvent générer beaucoup de bios-déchets. Quelles solutions peuvent-être utilisées par le secteur pour mieux prendre en charge ses déchets ?

Pour les déchets issus de l’alimentaire, le compostage et la microméthanisation sont des voies possibles. Le compostage consiste à créer du terreau avec des déchets organiques. La méthanisation est en général utilisée par le secteur agricole pour fabriquer du biogaz, notamment avec les déjections des animaux. Mais les méthaniseurs qui récupèrent le gaz sont de grandes installations de plusieurs milliers de m3. Des ingénieurs de l’École centrale ont mis au point des méthaniseurs expérimentaux de plus petite taille. Installés dans un conteneur que l’on peut placer sur un semi-remorque, ils récupèrent le méthane dans d’anciens ballons d’eau chaude. Nous pourrions imaginer ce type d’équipement se déplacer d’un événement à l’autre et produire du biogaz avec certains déchets organiques.

Dans le spectacle, le traitement ou la valorisation des décors usagés est un autre problème. Les décors sont souvent composés de bois parfois collé et peint avec des matières difficilement recyclables. Existe-t-il aujourd’hui des colles et des peintures entièrement biodégradables ?

Oui, ce type de produit existe et est particulièrement utilisé par les filières bois et ameublement. Des startups se mettent en place pour créer ce type de colle ou de peinture biodégradables et non toxiques. Des procédés permettent notamment de transformer la résine de certains arbres en solvant. Ces produits se dégradent dans des conditions particulières. Mais il ne faut pas que cette dégradabilité soit trop rapide pour éviter que la colle ou la peinture disparaissent.

Un problème souvent rencontré est celui du polystyrène, matière légère, qui compose souvent les décors et qui n’est pas recyclable. Existe-t-il une alternative crédible recyclable à cette matière ?

Le polystyrène expansé se recycle mais difficilement. Et en général, les personnes qui sont chargées de la collecte sélective ne le considèrent pas comme recyclable. De plus, c’est une matière qui prend beaucoup de place. Peu de débouchés lui sont réservés car elle coûte cher à l’industrie du recyclage. C’est aussi une matière qui est utilisée dans beaucoup d’applications car elle est légère et qu’elle se coupe facilement. Il est aujourd’hui difficile de remplacer le polystyrène. Mais j’ai récemment découvert qu’un nouveau produit, une mousse de biopolymère, fabriquée à partir de champignons, est en train de faire son apparition pour remplacer le polystyrène expansé. Les entreprises Dell et Ikea annoncent qu’elles vont l’utiliser.

Des producteurs de spectacle, comme le Festival d’Aix-en-Provence, réfléchissent à une éco-conception des décors. Cette réflexion par filière ne serait-elle pas la solution pour réduire efficacement nos productions de déchets ?

Tout à fait. C’est quelque chose de très important qui émerge également dans le secteur de l’architecture. Je pense que c’est le changement d’échelle qui permet d’établir des îlots de circularité et des organisations à l’échelle des territoires. Le tout avec des logiques de proximité, de circuits courts. Pour beaucoup de types de déchets, nous voyons s’amorcer une réflexion sur la localisation de la filière et non plus sur l’échelle nationale. Par ailleurs, la mutualisation des moyens et des savoirs est une voie à creuser. Le partage de connaissances permet parfois de faire face à des blocages économiques, technologiques ou législatifs. Mais, au-delà de cette réflexion en terme de filière, je crois que le secteur culturel doit participer, avec ses productions, à faire évoluer le rapport que nous entretenons avec les déchets. Ce changement ne pourra pas avoir lieu sans le regard de la culture et du spectacle.

À lire : Christian Duquennoi, Les déchets, du big bang à nos jours, Quae, 2015, 168 pages, 23 €

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