“L’artiste n’a pas à justifier ce qu’il fait”
Elsa Vivant est maître de conférences en urbanisme à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée. Elle travaille sur la place de la culture dans les projets urbains et sur la façon dont elle peut être utilisée comme moyen dans le cadre de ces projets. Elle s’est également intéressée au concept de ville créative auquel elle a consacré un ouvrage. Interview.
AS : Vous critiquez le concept de “classe créative” défini par le chercheur américain Richard Florida. De quoi s’agit-il ?
Elsa Vivant : Il s’agit d’un terme controversé qui, finalement, recoupe ce que l’appareil statistique français désigne par les “catégories professionnelles intellectuelles et supérieures”. Ce qui est critiquable, c’est la façon dont Florida crée des généralités en utilisant cette appellation. Il n’était pas nécessaire d’inventer un nouveau vocabulaire. Or, ce que ce vocabulaire sous-entend, c’est le rapprochement supposé des modes de vie, des goûts et des contraintes professionnelles des artistes, des travailleurs de la Silicon Valley, de la finance ou encore des médecins, alors que ces personnes rencontrent des réalités professionnelles très différentes les unes des autres.
Vous faites une distinction entre les “créatifs” et les “créateurs”. Qu’est-ce qui distingue ces deux catégories ?
Pour Florida, les créatifs sont tous ceux qui n’auraient pas à effectuer de tâches répétitives dans le travail. Ce qui concerne beaucoup de monde ! Pour moi, le créateur possède un rapport plus intime à ses productions. Il exprime une singularité beaucoup plus importante dans l’acte de travail, qui pourtant implique des tâches répétitives. L’artiste n’a pas à se justifier de ce qu’il fait.
Votre travail porte parfois sur les pratiques culturelles off. Pouvez-vous m’en donner votre définition ?
Je les ai définies, dans une acception large, comme les pratiques de ceux qui ne trouvent pas leur place dans le cadre de l’institution publique de la culture ni dans la logique de marché relative à l’industrie culturelle. Pour être concret, ces pratiques se retrouvent dans des lieux comme les squats d’artistes ou les friches culturelles.
Depuis quand ces pratiques prennent une place importante dans nos environnements urbains ?
À mon sens, les années 90’ sont un moment important pour le développement de ces pratiques. Durant les années 80’, nous avons assisté à un déploiement considérable de l’action culturelle publique. Certains n’y trouvaient pas leur place et ont créé des projets et des lieux parallèles. De plus en plus d’initiatives sont apparues. Dans les années 2000, les pouvoirs publics ont commencé à s’y intéresser. En 2003, le rapport Lextrait, commandité par le ministère de la Culture, visait à mieux comprendre ces dynamiques. Il s’agissait d’une forme de reconnaissance de la part du ministère de tutelle. Celui-ci prenait conscience qu’il existait des initiatives en dehors de lui. Mais c’est aussi la prise de conscience que l’on peut travailler avec ces praticiens off. Avant, il existait des méfiances et des préjugés de la part des pouvoirs publics à l’égard des lieux off, qui, en apparence, ne répondaient pas aux normes et aux règles. À partir de ce travail effectué par le ministère de la Culture, le rapport entre la puissance publique et ces initiatives a été reconsidéré.
Ces pratiques qui naissent et se développent hors des institutions envisagent-elles un rapport différent entre la culture et la ville ?
Cela dépend des lieux et il ne faut surtout pas faire de généralités. Certains posent comme préalable un rapport différent à la ville, d’autres y sont indifférents.
Par ailleurs, il existe des formes d’incitations dans les commandes publiques artistiques qui peuvent amener des artistes à réfléchir et à travailler avec les acteurs du territoire. Cela n’est pas forcément lié à ces lieux off, mais à des pratiques et acteurs de la ville qui demandent, par exemple, d’accompagner artistiquement un projet de renouvellement urbain. L’idée n’est pas d’être dans l’alternative, mais plutôt de se saisir de l’opportunité de construire quelque chose avec des artistes et des acteurs urbains. Dans ce domaine, l’accompagnement artistique de la réalisation de lignes de tramway est devenu une pratique courante.
Ces pratiques off se retrouvent-elles surtout dans des quartiers plutôt en déshérence ?
Oui et non. Dans un sens oui, car ces activités nouvelles et différentes, qui ne trouvent pas leur place dans un cadre institutionnel classique, vont plutôt s’installer dans des secteurs où elles pourront trouver des espaces. Il s’agit plutôt des quartiers périphériques ou faubouriens. C’est par exemple le cas de la première couronne de Paris.
Certains lieux alternatifs recherchent plutôt la centralité. C’était notamment le cas du mouvement de squat qui a marqué le mouvement alternatif à Paris dans les années 90’. Il s’agissait alors d’être au centre de la capitale et d’être visible. Cette question de la situation est liée à des choix et à des enjeux particuliers.
Y a-t-il des liens évidents entre l’installation d’artistes dans certains quartiers et leur requalification ?
Ce n’est pas parce qu’il y a des artistes dans un quartier que celui-ci va se transformer. On associe la présence d’artistes à la requalification de quartiers péricentraux de Paris. Mais ils ne sont que la partie immergée de l’iceberg. Ils se sont installés là car, comme tout le monde, ils veulent être près des réseaux et du centre. Ce ne sont pas eux qui créent la valeur, mais d’autres opérateurs qui mettent en scène leur présence pour changer l’image du quartier.
Des artistes peuvent être délibérément associés à des transformations urbaines. Par exemple lorsqu’un projet d’espace de street art est créé à un endroit concerné par une requalification ou lorsqu’un propriétaire immobilier en attente de transformation de son bien va faire appel à une association artistique pour l’occuper. La présence d’artistes peut ainsi apporter une autre valeur d’usage à son bien. Mais d’autres artistes refusent ce genre de compromis avec un opérateur immobilier, même si ce dernier pourrait soutenir leur démarche. Certains ont une volonté farouche de rester dans une forme d’indépendance artistique. Un artiste n’est pas là pour enclencher une dynamique sur un territoire mais pour créer des œuvres. Mais, encore une fois, il est impossible de faire des généralités dans ce domaine.
Mais l’arrivée d’artistes dans un quartier dégradé ou dans une cité industrielle en déshérence peut-elle être le point de départ à leur reconversion ?
Cela ne fonctionne pas si simplement. Ce qui crée des dynamiques ce sont toutes les initiatives locales qui développent des projets qui prennent leur temps. On ne fait pas bouger les lignes en mettant quatre artistes dans un centre-ville dégradé ! Il faut du temps pour cela. L’exemple de la fondation Luma, à Arles, est intéressant à ce propos. Une collectionneuse d’art contemporain décide d’installer un complexe culturel dans un site à requalifier. Cela prend du sens car ce projet est lié à la présence des Rencontres internationales de la photographie, qui existent depuis quarante ans. Entre la naissance des Rencontres et celle de cette initiative, il y a eu d’autres choses, notamment la création d’une école de photographie. C’est ce développement dans la durée qui va ancrer le projet dans la réalité et faire qu’il a du sens pour une partie des habitants. C’est très différent d’un projet parachuté.
Une ville a-t-elle réellement la capacité de créer les conditions de la venue de travailleurs créatifs dans un quartier ?
Si elle s’en donne les moyens, oui. Mais mon propos ne consiste pas à dire qu’en la matière il existerait une boîte à outils ou qu’il suffirait de déclarer des intentions. Par exemple, lorsque Maubeuge se présente comme “Maubeuge creative city”, on peut se demander où est l’enjeu ? Autre cas : de nombreux artistes ont travaillé à Clichy-Montfermeil dans le cadre de résidences artistiques et cela n’a pas, pour autant, un effet significatif sur la régénération urbaine (et ce n’était d’ailleurs pas le but). Encore une fois, ce n’est pas là le rôle des artistes. Si la seule intention est de régénérer un territoire en déshérence, ça se voit immédiatement. Cela ne résout pas les problèmes, ne crée pas d’emploi, ne fait pas fuir les marchands de sommeil, … On peut faire une politique de soutien aux artistes ou de création de lieux de diffusion culturelle sans pour autant que l’objectif soit de résoudre des problèmes urbains. Lorsqu’on mélange les genres, cela devient hasardeux. Et cela crée le Louvre-Lens pour lequel les principaux critères d’évaluation sont le nombre de visiteurs et d’emplois créés. Quelques soient les qualités de ce musée, il s’inscrit davantage dans une politique de développement économique que dans le cadre d’une politique de soutien à la culture.
L’un des effets pervers de cette politique n’est-il pas de trop recentraliser sur un secteur de la ville les activités créatives ? À ce propos, prenons l’exemple du quartier de la création à Nantes (quartier réunissant des institutions comme l’École d’architecture, l’École des beaux-arts, la SMAC et des entreprises dites “créatives”) ?
Absolument. Tous ces équipements ont été créés ou relocalisés à cet endroit. Mais maintenant, que vont devenir les anciens locaux des structures déplacées ?
Cela ne crée-t-il pas des déséquilibres territoriaux ?
Peut-être. Le problème vient surtout du fait que ces concentrations et relocalisations sont motivées par l’idée que lorsqu’on est à côté, on va travailler ensemble. Il s’agit là du mythe de la proximité. Cela peut créer des réseaux mais ce n’est pas automatique. Une mise en relation, ça se construit. C’est quelque chose qui prend du temps. Tout comme l’urbanisme. On a envie de générer des évolutions rapides, mais dans ces situations, si on ne prend pas du temps, les choses n’aboutissent pas.
En France, existe-t-il des exemples de réussite de redynamisation urbaine par la culture ?
Je n’aime pas trop utiliser le terme “réussite” à ce propos. Tout dépend de ce que l’on souhaite regarder. Si ce qui nous intéresse est la transformation du bâtiment sans se poser la question du devenir des habitants, on parle d’une chose. Mais si le critère d’évaluation est le nombre d’enfants qui vont continuer des pratiques artistiques au collège, nous parlons d’un autre sujet.
Dans le cas de Marseille, on ne peut pas dire que ce soit une réussite. Pourtant il y a eu un investissement important, au travers d’EuroMéditerranée et de Marseille-Provence 2013, dans la création de nouveaux équipements culturels. Tous sont concentrés dans l’hyper-centre et sur le front de mer, au détriment des autres quartiers et de leur desserte. Il faut se méfier de la politique urbaine du “géranium” : réaliser des projets photogéniques sans se préoccuper du sens.
Les lieux de culture off (friches culturelles, squats d’artistes, nouveaux territoires de l’art, …) font désormais pleinement partie du paysage de la culture. Imposent-ils aux institutions de se positionner différemment face au public ?
Je pense que les institutions et les gens qui y travaillent sont ouverts et se posent des questions sur leur public. On peut être le conjoint d’une personne travaillant dans une institution reconnue et graviter soi-même dans l’underground. Il y a des influences réciproques entre ces espaces. Lorsqu’on regarde les programmations des théâtres de villes moyennes, on voit qu’ils programment du cirque contemporain, font des événements hors les murs… En dehors de structures un peu élitistes comme l’Opéra Garnier et l’Odéon-Théâtre de l’Europe, les institutions sont perméables à ce qui se fait dans d’autres types de lieux. Leurs programmations sont en mouvement car les gens qui y travaillent ont des goûts diversifiés. Une chose m’intrigue néanmoins aujourd’hui dans les programmations : j’observe de plus en plus de lieux qui posent la question de l’expérience du spectateur. Des dispositifs sont mis en place pour créer une expérience du spectateur qui soit plus individuelle. Mais je ne sais pas ce que cela traduit…
Les friches sont de plus en plus intégrées à l’offre culturelle des collectivités et à ce titre, subventionnées par elles. Leur possible institutionnalisation marque-t-elle la volonté des pouvoirs publics d’instrumentaliser ces lieux ?
Pas toujours. Cette intégration est aussi une reconnaissance de leurs propositions et de la qualité du travail effectué. Il y a parfois une vraie curiosité de la part des acteurs publics pour ce qui se fait dans ces lieux.
Est-ce que les institutions culturelles plus traditionnelles comme les CDN, Opéras, CCN ou Scènes Nationales ont un rôle à jouer au sein de l’économie créative où sont-elles destinées à être exclues de ce mouvement ?
Cela ne fait pas partie de leurs missions. Un CDN est là pour soutenir la création artistique et non pas pour être intégré à des logiques de marché. Cela ne fait pas partie de ses enjeux ni de ses missions. Intégrer ces structures publiques dans une logique de marché dénature leur rôle dans la politique culturelle et dénature l’enjeu réel d’une politique de soutien à la création.
À un moment de restriction ou du moins de stagnation des budgets publics de la culture, le concept de ville créative peut-il être salutaire pour la création artistique ?
C’est concrètement l’inverse qui est en train de se passer. Des coupes budgétaires sont réalisées et de nouveaux arbitrages sont faits au détriment des acteurs culturels et des artistes.
Pour défendre la légitimité de la culture, un certain nombre d’acteurs culturels attirent l’attention sur sa capacité à générer de l’attractivité économique. Cet argument ne risque-t-il pas de subordonner la création à l’idée de rentabilité ?
Je crois qu’il faut trouver d’autres arguments lorsqu’on fait face à des contraintes budgétaires. Par ailleurs, je ne suis pas certaine que beaucoup d’élus tiennent ce discours. Encore une fois, ces derniers doivent surtout se demander quel sens donner à leur politique culturelle.
À lire : Elsa Vivant, Qu’est-ce que la ville créative ? – Presses universitaires de France, coll. “La ville en débat”, 2009, 89 pages