“Un repas est un opéra en plusieurs actes”
Journaliste à Marianne, Périco Légasse est un infatigable défenseur de la gastronomie française. Pour lui, lutter pour le bien-manger et la préservation de nos spécificités agricoles est un combat d’ordre culturel. Et il n’hésite pas à mettre sur le même plan le Camembert au lait cru et la Joconde.
AS : En tant qu’amateur de bons produits et défenseur des AOC, que pensez-vous de la crise agricole actuelle ?
Périco Légasse : C’est un véritable cataclysme à dimension culturelle. Cette crise trahit l’amnésie dans laquelle nous nous trouvons par rapport à notre patrimoine agricole dans son approche géographique. La France fut la première puissance mondiale et la première puissance militaire car elle avait la meilleure agriculture du monde. Nous avions la meilleure armée au niveau mondial car nous disposions d’une paysannerie qui permettait de nourrir cette armée. Notre agriculture possédait des ressources inépuisables. Or elle a un aspect civilisationnel. Et si nous sommes une grande puissance gastronomique, c’est parce que notre situation géographique a permis à une agriculture diversifiée de se développer et de créer un patrimoine alimentaire foisonnant et fabuleux. Ce dernier a généré de grands cuisiniers et cuisinières. Car il faut mettre tous ces produits en scène. Tout le génie de la cuisine française vient de cette cuisine traditionnelle. Les terroirs ont eux-mêmes abouti à la création des AOC (Appellation d’origine contrôlée). Nous avons codifié ce patrimoine alimentaire qui est désormais gravé dans le marbre, sauf si Bruxelles nous le démonte. Mais il ne faut pas non plus oublier que c’est l’agronomie qui a généré ce génie du patrimoine agricole. Comme le disait Sully : “Pâturage et labourage sont les deux mamelles de la France”. La crise agricole actuelle est un crime de guerre à mettre sur le compte du système européen et du syndicat majoritaire. Cette situation est une honte et une tragédie ! Les paysans sont des gens qui se démènent pour préserver nos terres et notre patrimoine. Ce sont en quelque sorte les derniers vrais patriotes et on les traite comme des parias ! Ils en sont rendus au suicide, sont forcés de vivre avec les subsides de la PAC (Politique agricole commune), payée avec l’argent du contribuable allemand. Ils ne vivent même plus de leurs productions. Lorsque Stéphane Le Foll m’a demandé de présider les trophées de l’agro-écologie j’ai accepté car il faut aujourd’hui trouver un compromis entre la rentabilité des exploitations et une production de qualité respectueuse de l’environnement.
Le modèle agricole dominant est-il à bout de souffle ou faut-il, comme certains le pensent, se diriger vers un modèle encore plus compétitif pour concurrencer les Allemands ?
Ce modèle n’est pas de l’agriculture, c’est de l’industrie agricole. Et il est en train de la ravager notre agriculture. On a dit aux éleveurs : “Faites du porc bas de gamme et vous serez imbattables !”. Du porc dégueulasse et qui pollue. Manque de bol, les Allemands ont une force de production bien supérieure à la nôtre ! Pourquoi ? Parce qu’ils ont à leur disposition de la main d’œuvre roumaine ou bulgare payée 3,50 € de l’heure. “Je te pique tout, même là où tu étais le meilleur.” Est-ce que c’est ça l’Europe ? Nous devrions peut-être être plus solidaires. Ce système est en tout cas la négation de l’agriculture paysanne. Alors que l’agriculture française doit rester à visage humain, les campagnes sont transformées en usine ! C’est un patrimoine culturel – elle a façonné les paysages qui sont entrés dans la peinture, la littérature, la musique, … Nos traditions locales, nos façons de vivre, c’est cela qui attire 85 millions de visiteurs étrangers par an ! Les paysans sont les jardiniers de la France.
D’où vous vient cette volonté acharnée du combat ?
C’est parce que je suis Basque ! J’ai été élevé dans le patriotisme basque. J’en ai hérité la volonté de défendre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à garder leur langue, leur culture, leur tradition, leur droit. Tout cela est fragile. Je suis un citoyen français mais je dis que le peuple basque a le droit de disposer de lui-même. Car tout cela peut disparaître. Je crains la déperdition culturelle globalisée. Mais en revanche, je m’oppose au principe d’exception culturelle. Si le cinéma américain est meilleur que le nôtre, il y a bien une raison. La seule exception doit porter sur le patrimoine agricole et alimentaire qui fait de la France un pays exceptionnel. Si la France est devenue la patrie de la gastronomie c’est parce que la biodiversité alimentaire a été générée par sa géo-climatologie. Nous avons un patrimoine qui fait essentiellement appel aux cinq sens. Je ne dis pas que nous sommes les meilleurs. Je dis simplement que les spécificités françaises n’existent qu’en France. Nous sommes uniques. Tout cela est en train de mourir tout doucement : nous financiarisons tout, y compris l’agriculture, pour faire plus de profits en éradiquant l’agriculture paysanne. Or, le jour où il n’y aura plus de paysans, donc plus de gardiens du sol de la patrie, l’âme française sera morte et son identité nationale avec elle.
Il y a chez vous quelque chose d’éminemment politique. Au-delà de la défense du manger sain, il y a une volonté de défendre une certaine idée de la France héritée de l’Histoire. Est-ce une démarche conservatrice ?
Absolument. En réalité ma démarche est écologiste. Je me situe en fait dans une mouvance proche des Bové et Hulot. Je suis un écologiste du goût. Si on veut être précis, l’écologie est une valeur de droite car elle prétend préserver, c’est-à-dire conserver, un système qui se protège du progrès industriel dévastateur. Le progrès c’est aller de l’avant via les lois du profit. L’écologie propose de faire machine arrière toute, face à l’iceberg mortel, donc elle est réactionnaire. Je veux juste préserver ce qui nous a rendus heureux et fiers. En fait, le révolutionnaire, c’est moi, assorti d’un affreux gauchiste. On nous dit qu’il faut construire des fermes avec 2 000 vaches, comme si les animaux étaient des voitures, pendant que les paysans crèvent et que nous ne sommes plus autonomes sur le plan alimentaire. Je me bats contre le néolibéralisme qui fait que la bourse s’est emparée de l’agriculture.
Vous animez sur Public Sénat une émission intitulée Manger, c’est voter. Est-ce que manger c’est faire des choix de société ?
Top Chef et MasterChef c’est beau à voir, mais c’est de l’insouciance. Manger, c’est voter explique que le citoyen-consommateur doit se réapproprier son patrimoine alimentaire. On meurt de mal manger tout en abîmant l’environnement. Il faut revenir à une croissance à visage humain. Consommer ce dont nous avons besoin, rien de plus, en soignant la qualité. Pour 18 €, au lieu d’acheter six fromages dégueulasses à 3 €, j’en achète trois de qualité à 6 €. Idem pour la viande : il faut manger moins de viande, mais de meilleure qualité. L’équation est simple : 18/6/3. En choisissant mes aliments je préserve des emplois, des paysages, l’environnement… Il faut lire l’étiquette avant d’acheter, privilégier l’utile pour évacuer le futile. Si tous ceux qui ont les moyens veulent bien regarder ce qu’ils achètent, cela peut sérieusement faire bouger les lignes.
Votre combat pour la gastronomie, en est-il un pour la diversité culturelle ?
La diversité culturelle c’est aussi le Vouvray, l’andouillette de Troyes et le haricot de Paimpol. Je place tout cela sur le même plan que la peinture, la littérature, la musique, même si n’est pas de l’Art mais de l’artisanat. Je me suis battu pour sauver le Camembert au lait cru qui est la “Joconde” des fromages. Je me battrais avec la même énergie pour sauver le Mont-Saint-Michel et Cluny, s’il le fallait ! Pour moi, nos vins sont de grands chefs-d’œuvre. C’est un patrimoine qui appartient à l’Humanité et il est fondamental de le préserver. Nous en sommes les dépositaires. On peut vivre sans Camembert, sans Saint-Émilion, sans Proust, sans Flaubert, la Terre continuera de tourner. Mais quel intérêt ? Parfois, des barbares détruisent le patrimoine de l’Humanité, comme à Palmyre. Il y a des destructeurs occidentaux du patrimoine agricole et alimentaire. Ils ne dynamitent pas les monuments mais en détruisent d’autres formes par leurs pratiques économiques. Surproduire pour surconsommer aboutit aux mêmes ravages. Une exploitation agricole de tradition qui ferme c’est un temple romain qui disparaît.
Pensez-vous que la cuisine et la gastronomie font culture dans le sens où lorsqu’on parle de cuisine et de gastronomie on manie des représentations, des symboles ?
Et comment ! Et avec une précision et une subtilité énorme. Nous sommes capables de définir quelle est l’origine d’un produit avec les AOC. On ne peut pas utiliser l’appellation “Roquefort” ou “Pont-L’Évêque” n’importe comment. Car ces produits sont codifiés et font partie du patrimoine de la France. La gastronomie est chargée en émotion et fait appel à la sensibilité. Un repas est un opéra en plusieurs actes où chaque produit, chaque vin, joue son rôle sur scène.
La nourriture dont vous parlez souvent est-elle aussi une nourriture de l’esprit ?
Si la Grèce a été la Grèce c’est parce qu’un environnement et un climat idylliques ont permis l’essor d’une agriculture et d’un art de vivre porteurs de civilisation. C’est l’huile d’olive, la vigne et le citronnier qui ont permis l’existence de Socrate, Solon, Sophocle et Aristote. Ce patrimoine alimentaire a généré une aptitude à l’essor spirituel et philosophique, conformément à la théorie des climats de Montesquieu. Dans un pays où il fait bon vivre, je peux réfléchir au sens de la vie. Manger c’est aussi philosopher.
L’uniformisation de l’alimentation est potentiellement une maladie de l’esprit, comme pourrait l’être l’uniformisation des objets artistiques ?
Nous sommes dans une période où la mauvaise suralimentation est source de régression intellectuelle et sociale. Les gens cultivés sont sensés faire plus attention à ce qu’ils mangent. Mais la malbouffe rend bête. Je pense qu’on réfléchit mal si on se nourrit mal, qu’on soit sous ou suralimenté. Pour s’élever, il faut bien manger, consommer des produits sains, pas chers mais propres. On développe une sensibilité plus affinée que si on se gave de fast-food et de soda sucré. Bien manger affine nos sens et permet de développer notre capacité à saisir certaines nuances artistiques. Les intégristes et les gens violents ont souvent une alimentation “violente”, c’est-à-dire trop grasse, trop sucrée, trop protéinée à la fois, donc industrielle. Un repas familial équilibré et apaisé est source de sérénité.
Votre approche de l’alimentation, est-elle malrausienne : défendre l’excellence et la démocratiser ?
Je ne défends pas l’excellence, mais l’authenticité. Est-ce vraiment de la tomate ? Si c’est du hors-sol, ce n’est plus tout à fait de la tomate. Le steak haché d’usine n’est plus tout à fait de la viande. Il faut nommer les choses pour ce qu’elles sont. C’est pourquoi je soutiens le principe et les valeurs de l’appellation d’origine, la vérité du produit, ce qu’il est, d’où il vient. Je souhaite que tout le monde veuille et puisse savoir ce qu’il mange.
Défendre la production artistique française et la gastronomie sont les facettes d’un même objet ?
Je défends la gastronomie française avec mes amis italiens qui défendent le risotto, avec mes amis marocains qui défendent le tajine et avec mes amis chinois qui défendent le canard laqué. Chacun doit défendre son patrimoine pour le transmettre aux générations suivantes. Plus la diversité sera préservée, plus l’Humanité vivra heureuse. Pas par chauvinisme mais par respect de l’autre. La culture gastronomique est la plus grande école de la solidarité internationale. Des variétés de plantes et d’animaux disparaissent tous les jours. C’est aussi précieux qu’une œuvre d’art. Lorsqu’on défend le Mont-Saint-Michel ou la Grotte de Lascaux, on est applaudi – mais la terre, elle, celle “qui ne ment pas”, souffre d’une connotation maurrassienne et pétainiste. Défendre la potée auvergnate c’est réac, mais empêcher l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes c’est de gauche. Cluny et Vézelay sont protégés par les monuments historiques, pas l’éleveur de cochon grâce auquel on produit encore de l’andouille de Vire. Lui, on peut le sacrifier sur l’autel bruxellois de “l’amitié” franco-allemande.
Le néolibéralisme, menace-t-il aujourd’hui la diversité culturelle ?
Je suis d’accord avec le concept du libre-échange, mais pas avec le fait d’écraser la gueule de l’autre pour préserver des parts de marché. Il faut donc un arbitre, l’État. Ce dernier doit assurer une régulation. La fin du monde pourrait très bien arriver, à bien des points de vue, d’une jungle des marchés livrés à eux-mêmes car ils n’ont ni limite, ni morale.
Oui, je suis convaincu que le néolibéralisme est une menace pour la Culture. La puissance financière qui s’est emparée du culturel veut en faire une source de profits. Mais tout dépend de la personnalité et du niveau de culture de celui qui détient l’œuvre d’art. Il est possible de dupliquer une œuvre d’art, un style, une école à l’échelle industrielle. Une copie de La Victoire de Samothrace est le souvenir d’un symbole culturel, or on en fait un produit financier, jusqu’au jour où personne ne sait plus de quoi il s’agit car seul compte d’avoir le trophée déposé sur la télé.
Faut-il aujourd’hui protéger certains aspects de la production artistique française ?
Je suis opposé à l’exception culturelle qui est une fausse protection. Je suis méfiant et vigilant face à un risque de banalisation culturelle car je crains l’apparition d’un modèle uniformisant et aliénant. L’aliénation culturelle débute par des comportements alimentaires et vestimentaires. C’est pourquoi je considère le projet TAFTA (TransAtlantic Free Trade Agreement), projet d’accord de libre-échange entre USA et UE, comme une menace culturelle. Si nous devenons totalement aliénés par les besoins artificiellement créés par le marché, nous ne pourrons plus saisir la subtilité du monde. Je ne voudrais pas qu’une hégémonie du modèle américain se forme sous prétexte que les États-Unis ont gagné la guerre économique. Je préfère encore devenir un bédouin sous ma tente ou un moine tibétain qu’un consommateur beauf américain. Je veux rester Basque dans une République Française respectueuse de toutes les diversités, pourvu que personne n’impose la sienne !