Voici une nouvelle rubrique qui va, nous l’espérons, s’enraciner et pouvoir démontrer aujourd’hui la stricte nécessité pour une revue d’avoir des interrogations qui vont au-delà de notre spécificité et soient interprétées comme un temps de lecture appréciée.
Le choix des personnes interpelées couvrira le spectre des “pensants” au sens le plus large et sans aucune volonté d’orientation sensible.
Notre souhait est d’avoir l’expression la plus libre de notre interlocuteur à travers un questionnement pouvant courtiser le secteur culturel au sens large. Bonne lecture.
“La Culture n’est pas un territoire élitiste”
Que ce soit au travers de conférences ou de la rédaction d’essais, le combat que mène Pierre Rabhi est de nature culturelle. Mais, au-delà des mots, c’est par la pratique de l’agriculture qu’il milite pour un changement de paradigme. Le penseur-paysan de 77 ans revient avec nous sur ses combats écologistes et humanistes. Mais aussi sur sa conception de la Culture qu’il voit nichée dans tous les savoirs…
AS : Vous assurez que le système économique et social dans lequel nous vivons atteint ses limites. Pour quelles raisons ?
Pierre Rabhi : Parce que le modèle que nous avons cru être le bon au travers des théories modernistes est totalement dans l’impasse. Aucun avenir ne peut se poursuivre sur ce modèle qui est en Europe. Au XVIe siècle, le continent comprenait de nombreuses ethnies avec leurs cultures spécifiques. Elles étaient largement inspirées par les conditions naturelles que la vie leur avait proposées. Et quand la modernité est arrivée, elle a nié tout ce passé et l’a considéré comme archaïque. J’aurais souhaité que l’Europe soit plus diversifiée comme cela était le cas autrefois. Maintenant tout est standardisé et plus rien n’a de charme. Nous sommes passés d’un temps agraire à un temps mécanique qui a fini par générer une sorte de frénésie, avec un temps qu’il ne faut jamais perdre et toujours gagner. Nous sommes alors entrés dans un temps suractivé. Quand je suis retourné à la terre c’était pour ne pas troquer toute mon existence contre un salaire qui m’imposerait cette existence frénétique.
On vous voit souvent dans les médias et vos conférences font salle comble. Le message que vous incarnez semble tout de même recevoir un écho certain ?
Le succès est dû au fait que je n’ai pas attendu aujourd’hui pour remettre en question le modèle dominant et affirmer qu’il est périssable. Il est erroné car la rupture avec la nature a crée une société hors-sol qui ne possède plus les références temporelles et tangibles de la nature.
Vous êtes partisan de la décroissance et de la sobriété heureuse. Qu’est-ce que cela signifie à l’heure où beaucoup de nos concitoyens sont forcés de vivre avec peu de moyens ?
D’un côté, il y a la logique de la croissance économique infinie sur une planète limitée. Et de l’autre, il y a le bonheur promis par le monde moderne mais qui n’advient pas : nous n’avons jamais consommé autant d’anxiolytiques. Il y a une contradiction entre le bonheur escompté et la quantité de souffrance effective. Ils vivent une réalité difficile car ils voudraient avoir plus qu’ils ne pourraient obtenir. Or la machine produit de plus en plus de précarité. Il y a des choses à vendre et énormément de gens sont incapables de les acheter. Le système se grippe et aboutit à la négation de ce qu’il proposait. C’est inadmissible ! Pour la croissance économique, on est prêt à détruire la planète, les forêts et à empoisonner les sols.Il faut donc remettre l’humain au cœur des choses.
Pour ce qui est de la sobriété heureuse, elle m’a été inspirée au moment où, avec ma famille, nous avons décidé de vivre à la campagne et de ne pas se laisser happer par le “toujours plus”. J’essaye toujours de me libérer du superflu pour être dans l’essentiel, dans une sérénité et une joie de vivre. Sinon quel sens a la vie elle-même ? Il est indispensable que chacun puisse se nourrir, se vêtir, s’abriter, se soigner, … Mais malheureusement, le monde moderne ne résout pas les problèmes essentiels et ne donne aucune limite au superflu. Et c’est un modèle que l’on conseille à tout le monde, et notamment aux pays émergents, alors qu’il est artificiel.
Ne serons-nous pas bientôt forcés de vivre avec le changement de paradigme qui vous est cher ?
Vous voyez ce qui se passe en Grèce, en Espagne, au Portugal. Le symptôme des croissances en berne mais non-souhaitées est déjà là. Ce phénomène va s’élargir. Et l’Occident et ceux qui veulent y ressembler vont être durement touchés. On peut déjà voir dans quelles proportions l’indigence s’installe. En France, s’il n’y avait pas de dispositifs sociaux pour limiter la détresse ce serait une catastrophe. Le positif se trouve dans la société civile fertile en innovation car l’État providence fonctionne de moins en moins bien. Mes amis et moi aimerions organiser un forum civique national pour mettre en évidence les talents qui émanent de la société. Les gens sont en quête de bonheur et c’est ce qui leur manque le plus. La société civile est innovante et il faut évaluer son potentiel. Faire que partout les groupes qui se réunissent sur les mêmes valeurs soient autant d’entités qui peuvent travailler à la mise en évidence de la créativité de la société civile. Nous voulons donner à ce mouvement une dimension quasi politique.
Justement, pensez-vous que le changement pourra venir de la politique ?
Tout dépend de quelle politique il s’agit. Si c’est celle qui fait de l’acharnement thérapeutique sur le modèle actuel, ça ne changera pas. Mais peut-être que cela viendra justement de la société civile. Je crois en la puissance de la modération. Aucune puissance financière arbitraire ne pourrait résister à cette puissance. Ce qui fait fonctionner le système aujourd’hui c’est l’outrance dépensière. Les poubelles sont pleines de superflu. Mon livre Vers la sobriété heureuse fut classé par Actes Sud comme un essai. Nous en avons vendu 250 000 exemplaires alors qu’en général un essai se vend au maximum à 4 000 exemplaires. Je pense que nous voudrions qu’il puisse se créer un mouvement politique non politicien. Gauche et droite aujourd’hui, cela ne veut plus dire grand chose. L’Humanité est interpellée globalement. Est-ce que nous avons besoin de la nature où est-ce la nature qui a besoin de nous ?
Quelle alternative politique pourriez-vous proposer ?
Je n’interviens pas dans le registre politique mais dans le registre humain. Lorsque je me suis présenté en 2002, j’ai fait appel à l’insurrection des consciences. Notre campagne visait à changer de repères : remplacer la compétition par la coopération, soutenir une agriculture qui produit tout en régénérant les sols, la mise en avant des utopies, défendre la place du féminin, la liberté d’innover et de voir les choses différemment qu’à travers le diktat d’un système. Je pensais que je n’aurais que trois ou quatre signatures d’élus et j’en ai reçues presque 200. Et en s’y prenant un peu tard ! Nous ne défendions pas des idées alignées sur la droite et sur la gauche mais nous revendiquions un paradigme dans lequel la nature et l’être humain sont au centre. Je ne me représenterai pas mais nous espérons que notre forum culminera avant les échéances électorales.
Vous vous produisez en conférence dans des salles de spectacle, rédigez et diffusez de nombreux ouvrages. Votre combat contre un changement de modèle n’est-il pas aussi un combat culturel ?
Tout d’abord, je n’appelle pas cela “combat” mais “éveil d’une évidence”. Mais, oui, c’est éminemment culturel dans le sens où l’on sort du schéma classique. Ce qui est culturel, ce n’est pas seulement la musique ou la peinture, mais c’est une totalité. Je trouve que la culture est omniprésente. Un bon plat de cuisine c’est de la culture. La culture n’est pas un territoire élitiste réservé uniquement au théatre, à la musique, à la peinture, … alors qu’elle est, au fond, ce que les humains ont acquis depuis les origines. C’est l’ensemble des savoirs. Il y a évidement la culture qui s’exprime dans le tangible et celle qui s’exprime dans l’intangible. Je vibre à l’écoute d’un concerto de Beethoven mais il s’agit là d’une élévation qui est de l’ordre de l’intime. Mais tout se tient : un musicien ne peut pas faire de musique s’il ne mange pas à sa faim. Il faut un agriculteur qui cultive pour produire de la nourriture. Pour qu’un peintre puisse peindre il faut qu’il soit assuré de survivre. On a négligé la survie pour sublimer ce qui est de l’ordre de l’après. Lorsque que je fais de l’agriculture bio, je fais de l’art si j’essaye de comprendre le monde végétal et animal. C’est curieux cette réduction de la culture à ce qui s’expose.
Changer de paradigme, c’est aussi changer de représentation, de vision du monde. La culture et l’art auraient-ils, selon vous, un rôle à jouer dans ce mouvement ?
Tous les domaines ont un rôle à jouer si nous voulons changer de paradigme, en finir avec la frénésie de l’accaparement. Il faut renoncer : revenir à l’essentiel et se fixer des limites. Mais pas des limites mortifères. Des limites intelligentes : prélever dans la nature ce qui nous revient. La faim de la vie est le début de la survivance. Cela me rappelle une histoire d’un chef indien à qui les Américains voulaient acheter le domaine. Le chef a dit aux envahisseurs : “On ne peut pas vous vendre ce qui ne nous appartient pas car c’est nous qui appartenons à la terre”.
L’un des principaux outils de ce changement est l’agroécologie que vous défendez depuis les années 60’. Pouvez-vous nous en donner une définition ?
C’est d’abord une question de modèle. On peut manger bio et exploiter son prochain ! C’est un changement total de perception et d’approche de la vie. Et si l’être humain ne change pas, rien ne changera. Il n’y a pas de changement de société sans changement humain et sans changement individuel.
L’agroécologie est un moyen à condition qu’elle reste dans une forme de limite et que cela ne soit pas récupéré. C’est le changement de modèle qui est important. C’est avant tout une philosophie. C’est la culture dont on ne peut se passer car elle permet de se nourrir.
Il s’agit donc d’un savoir-faire qui s’oppose à l’agriculture productiviste. La culture et les représentations se logent donc jusque dans la façon dont nous pratiquons l’agriculture. Pour moi, les valeurs priment. En fait, l’agriculture c’est une création de l’esprit qui a 12 000 ans : c’est pour cela qu’elle a donné ses lettres de noblesse à la culture. Initialement la culture vient de l’agriculture.
Vous dénoncez souvent l’illusion techniciste des sociétés occidentales qui nous promettent l’accession au bonheur par l’intermédiaire du progrès technique. Mais la technique en soi n’est pas forcément mauvaise. Elle peut être un moyen pour l’homme de se réaliser. Prenons le cas du travailleur artistique : celui-ci a besoin de moyens techniques parfois sophistiqués pour créer un spectacle, une œuvre. Pensez-vous que la technique est mauvaise en soi ?
C’est avec la technique que l’on fabrique les bombes atomiques. Mais cela permet aussi une véritable promotion humaine. Mais tout dépend la conscience qui la mène. Si l’humain agit avec la bienveillance et l’amour, ce qu’il fera sera positif.
La culture est partout. Mais je n’aime pas cette idée de caste. Arrêtons de réduire la culture à des activités liées à une élite. Si les paysans s’arrêtaient de produire, cela se verrait tout de suite. On m’a dit que j’écrivais bien, mais pour moi cela est juste un moyen. J’essaye d’écrire du mieux que je le peux pour que ce soit agréable à lire. Mais cela doit rester pédagogique tout en restant dans un registre poétique et pas seulement factuel et rationnel.
La déclaration de l’Unesco sur la diversité culturelle affirme que cette dernière “est, pour le genre humain, aussi nécessaire qu’est la biodiversité dans l’ordre du vivant. En ce sens, elle constitue le patrimoine commun de l’Humanité et elle doit être reconnue et affirmée au bénéfice des générations présentes et des générations futures”. Que pensez-vous de cette sentence ?
Disons que lorsque l’on visite la planète, on se rend compte qu’il y a une grande diversité de cultures. Et soit on vit en harmonie avec sa propre culture soit on entre en opposition avec elle. Il faut la préserver en vérifiant que certaines cultures ne portent pas préjudice à l’être humain et à la nature. L’Occident a érigé la modernité en un modèle dominant. C’est une dictature. Je l’ai subie car j’ai récité Nos ancêtres les Gaulois à l’école en Algérie. Le dogme de la modernité est né en Europe puis est devenu hégémonique. Son rapport à la terre et à la nature est désastreux, tout comme le rapport de l’humain à l’humain qu’il impose.
Cette diversité culturelle, vous en avez fait l’expérience tout au long de votre vie et vos engagements, en France et en Afrique. Originaire d’Algérie, vous avez été en partie élevé par un couple de Français, vous avez été musulman puis chrétien. Quel rôle a joué le dialogue des différentes cultures dans votre parcours ?
Il y a des convergences et des divergences. C’est peut-être d’avoir été placé dans ces contradictions qui m’a amené à m’émerveiller des choses qui sont de l’ordre de l’humain. Aussi, j’ai lu beaucoup de philosophes et j’ai vu qu’ils ne s’entendaient pas non plus entre eux. Socrate a prononcé la phrase : “Tout ce que je sais c’est que je ne sais rien”. Pour moi, c’est la vérité absolue. Personne ne peut récuser cela. Nous ne savons pas ce que nous faisons ici. “Pourquoi je vis ?” Je n’ai toujours pas de réponse à cette question. Sinon pour prendre soin de la vie et être heureux. C’est quelque chose que je fais naturellement : prendre soin, aimer, élever.
Le mouvement des Colibris dont vous êtes à l’initiative explique que chacun peut faire sa part pour changer le monde. Comment, aujourd’hui, les professionnels de la Culture peuvent apporter leur part de changement ?
Tout le monde est invité. J’ai des amis artistes. Quand on interpelle les individus qu’ils soient artistes ou maçons, peu importe ! Ce qui est important c’est l’interpellation des consciences. J’ai rencontré des chefs d’entreprises. Certains m’ont dit : “Mon entreprise va bien, mais moi pas. Je sais gagner de l’argent mais moi je ne suis pas heureux”. Des fois vous n’êtes pas en accord avec votre famille naturelle mais vous l’êtes avec votre famille d’esprit. Je suis ouvert à tout le monde. Des gens m’invitent et je vais les voir sans pour autant nier mes valeurs
Pour revenir à l’artiste, il me convainc beaucoup plus si son talent n’entre pas en contradiction avec sa réalité vivante. J’étais ami avec le violoniste Yehudi Menuhin. C’était un être présent au monde. Tout en étant incontestablement un grand artiste, c’était aussi un homme engagé. Il était sensible à la nature.